Livre deVincent Cespendes – Éditions Flammarion, 2003, 490 pages
Une philosophie du libre amour contre « l’encouplement liberticide » et « les politiques de la famille, de l’insolidarité et de la dépendance qui sévissent en Occident et dont le suicide des jeunes est le corrélat le plus criant ».
Revue de presse
SEXE, MENSONGES ET POLITIQUE
(Le Nouvel Observateur, 1er mai 2003)
Après l’amour au temps des cathédrales, l’amour au temps des hypermarchés. Dans Je t’aime, un philosophe de 30 ans arpente le désastre du couple occidental.
« Si une lettre d’amour n’est pas porteuse des enjeux politiques les plus élevés, elle n’est rien. Partir par amour, se transformer par amour, cela est politique. Le reste n’est que sensualisme ou conformisme. » Ces mots de Kafka, les comprend-on encore ? Depuis les essais avortés des années 1970 pour faire de l’amour une expérience révolutionnaire, la politique de l’amour aujourd’hui, c’est celle du chien crevé au fil de l’eau. Couples jetables, vaines tentatives pour rafistoler la famille, triomphe du porno et nunucherie affective, etc. Le grand fiasco de l’Occident, c’est aujourd’hui l’amour, affirme Vincent Cespedes. Ou il se résigne à en mourir ou il redevient révolutionnaire.
Le Nouvel Observateur. — Les sociétés occidentales perpétuent la fiction enchantée du couple tout en bombardant les individus de suggestions sexuelles qui le détruisent. Comment interprétez-vous cette scizophrénie ?
Vincent Cespedes. — Avant tout comme un puissant moyen d’aliénation à relier à la logique du capitalisme. Incitation au couple et tabassage du couple : depuis trente ans, la société de consommation tire toute son énergie de cette double contrainte contradictoire. Voyez les messages publicitaires. D’un côté l’absurde « famille Ricorée », « le soleil vient de se lever… », parents et enfants radieux, etc. De l’autre, une incitation au sexe consommable, un dévoiement total du carpe diem en hédonisme d’hypermarché, en « profite de tout et de tous ! ». La sexolâtrie triomphante, ajoutée à l’incroyance religieuse, rend l’amour exclusif intenable. Si cette fiction survit à l’effondrement du judéo-christianisme, c’est parce qu’elle sert le marché. Une fois les gens enferrés dans des couples minables, une routine dépravante, seuls le bidule miraculeux et la brochure « Club Med » leur permettent d’oublier.
N. O. — Le capitalisme a deux siècles, les maux de l’amour et l’ennui n’ont pas d’âge…
V. Cespedes. — Sans doute, mais l’idée d’amour a une histoire. Voyez Denis de Rougemont ou Émile Durkheim. La société crée dans une large mesure la façon d’aimer. Or la logique même de la postmodernité, c’est l’impossibilité de prendre en charge le long terme. Dans ces conditions, maintenir le fantasme de l’amour-toujours fabrique des générations entières de névrosés.
N. O. — Mais n’est-ce pas plutôt le nomadisme célibataire que vous prônez qui s’avère en conformité avec ce dessein libéral ?
V. Cespedes. — Mais je ne prône pas ça ! Au contraire, je cherche à imaginer de nouvelles formes de solidarité et de liens amoureux qui prennent acte de l’échec du triangle infernal occidental « Papa, Maman et Moi ». Les séquelles sur l’âme humaine de la famille patriarcale, Freud en est le magnifique analyste, mais qu’un psy essaie d’appliquer ça aux modèles familiaux africains et le divan sera pour lui ! Aujourd’hui, le discours sociologique dominant est très réactionnaire : la crise de l’autorité et les nouvelles formes de sauvagerie sont rattachées à l’implosion de la famille nucléaire. Eh bien, je pense exactement le contraire : c’est le maintien d’un tel impératif familialiste qui rend les gens dingues. La violence symbolique, c’est Noël et la Saint-Valentin martelés pendant des mois à la télé, alors que tous les encouplés sont profondément malades.
N. O. — Quel modèle alternatif, alors ? On ne peut pas dire que le communautarisme des années 1970 ait été une réussite pratique éblouissante !
V. Cespedes. — Rien n’est plus occulté que ces expérimentations sociales, réduites à des caricatures baba-cool débiles. Même chose pour les réflexions de Fourier sur l’amour pivotal dans Le Nouveau Monde amoureux, œuvre d’une modernité stupéfiante. Quand on analyse la cause de leur échec, on trouve toujours le dégoût de la grégarité. À l’ère de l’individu, les Occidentaux ne peuvent plus s’effacer dans le groupe, c’est ainsi. Raison pour laquelle j’ai voulu réfléchir ici à un nouveau modèle, la « constellation », un réseau anarchiste, dans lequel l’individu tient une place centrale et choisit sa famille.
N. O. — À vous lire, le bilan du féminisme est assez maigre. Non seulement il a peu fait progresser la condition des femmes, mais en crispant les hommes il contribue au grand naufrage de l’amour en Occident…
V. Cespedes. — La peur de la femme, la gynophobie, est ici plus larvée mais tout aussi forte que dans les sociétés orientales. Et le féminisme à la Beauvoir n’a fait que renforcer ça. Parité, mixité, négation de la différence des sexes, etc. : le féminisme quantitatif modifie peu l’image de la femme. D’ailleurs les mœurs à peine émancipées dans les années 1970 ont été pornographiées depuis, c’est-à-dire reconduites en esclavage. Que dit le porno, ce discours en fait très puritain et anti-érotique ? Que le désir secret de la femme est d’être une chienne soumise à quatre pattes. Un message qui, sous couvert de rassurer les mâles, les aliène à un devoir de domination. Si une révolution des sensibilités amoureuses doit avoir lieu, elle passera par les femmes. Elles sont davantage faites pour les amours libres, plurielles, car elles ont moins de mal à s’affranchir du besoin de contrôler l’autre. « Quand sera brisé l’infini servage de la femme », pour reprendre les mots de Rimbaud, nous verrons enfin des amours heureuses.
Propos recueillis par Aude Lancelin
(Libération, 27/03/03)
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