La dépendance
Ma pensée est centrée sur la personne aimée (appelons-la l’Autre). Quand l’Autre n’est pas là, je pense à ellui, à des moments vécus ensemble, ou à des moments futurs que nous vivrons ensemble. Quand l’Autre est avec quelqu’un-e d’autre, j’imagine par bribes ce qu’illes vivent.
Ma douleur par rapport à l’autre me fait peur. Je la sens potentiellement forte et engloutissante. Je la fuis. J’essaye de me persuader que je ne la sens pas tant que ça. J’essaye de sentir autre chose. Mais ma douleur est le signe de ma dépendance. Elle est constante. Plus besoin de raisons, d’événements, d’images pour l’alimenter : elle se déracine, elle s’auto-alimente, continuellement.
Je ne suis plus ému-e, dans ma vie, par autre chose que l’Autre, en positif ou en négatif.
Mes choix sont réactifs. Je m’occupe en fonction de ce qu’ille fait.
Les bons moments, je les envisage avec ellui. Les mauvais moments, c’est quand ille me blesse : je cherche autre chose à faire pour oublier ou pour compenser.
Mon autonomie est surtout une posture que je veux lui montrer. Au fond elle lui est dédiée. « Tu vois, je n’ai pas besoin de toi ». Elle est destinée à lui faire peur, à l’attirer.
Une plus grande autonomie affective
Ma pensée et mes émotions sont indépendantes. Elles peuvent s’arrêter sur l’Autre puis la laisser, passer à d’autres choses. Elles peuvent se concentrer sur le présent, que l’Autre soit là ou pas. L’Autre ne les accapare pas. Elles sont libres, changeantes, ouvertes.
Je suis curieux-se de ma douleur par rapport à l’Autre. Je l’observe et tente de la comprendre. Mais je peux aussi en sortir, je reste maître, ou plutôt elle ne me maîtrise pas.
Je peux être ému-e par d’autres choses, et même juste touché-e, à une intensité moindre. Je ressens d’autres choses sans avoir à m’en persuader.
Mes choix sont positifs, actifs, constructifs. Je choisis des activités pour elles-mêmes, parce qu’elles me font envie, ici et maintenant, et pas pour me changer les idées.
Je suis capable d’avoir d’autres envies que d’être avec l’Autre.
Je peux passer des mauvais moments avec l’Autre, je peux désirer ne plus la/le voir momentanément.
Mon autonomie est sincère, elle me suffit à m’apporter du bien-être, je n’ai pas besoin de la montrer à l’Autre.
Comment désamorcer la douleur maîtresse, la dépendance, comment basculer dans l’autonomie ? Je ne dois pas chercher une compensation, une fuite, mais un recul, un retour sur moi-même, mes goûts et mes envies propres. Un recul
Démystifier l’Autre, démystifier la sexualité…
Voir que l’Autre n’est pas parfait-e, qu’elle ou il a aussi des côtés qui ne me plaisent pas, comme tout le monde.
Voir combien ille est différent-e, lointain-e, penser qu’ille a d’autres attirances. (La fusion est une chimère !)
Penser que c’est important pour ellui d’avoir cette liberté-là, qu’ille ne m’appartient pas, me rappeler – ressentir – que j’aurais horreur de l’emprisonner.
Penser à d’autres gens que j’aime.
Penser aux moments où j’ai ressenti que la sexualité était un plaisir comme un autre, et rien de plus… Penser aux autres plaisirs intenses que je connais et que je ressens par d’autres moyens. Un retour sur moi-même
Observer ma douleur, l’analyser, la comprendre… Mais ne pas y rester. Au besoin, quitter les lieux, changer de cadre, changer d’air. Voir d’autres ami-e-s, explorer d’autres réseaux de connaissances, rencontrer des gens.
Ne faire d’activités solitaires ou ennuyeuses que si je me sens en forme, sinon ma pensée errante reviendra sur l’Autre.
Trouver le plaisir de me retrouver, de me bichonner moi-même : c’est l’occasion de penser un peu à moi, de redécouvrir mes passions, mes autres plaisirs, marcher en montagne, me faire un bon repas, chanter…
Ne pas oublier que le but de cette démarche n’est pas de fuir quelque chose, mais de me retrouver. Non pas lutter CONTRE le démon amoureux, mais aller VERS quelque chose de chouette, de léger.
Ce qu’en dit Gilles Deleuze (dans Dialogues) :
« A mon envie abjecte d’être aimé, je substituerai une puissance d’aimer, non pas une volonté absurde d’aimer n’importe qui, n’importe quoi, non pas s’identifier avec l’univers, mais dégager le pur événement qui m’unit à ceux que j’aime, et qui ne m’attendent pas plus que je ne les attends, puisque seul l’événement nous attend, eventum tantum. Faire un événement si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire une histoire. Aimer ceux qui sont ainsi : quand ils entrent dans une pièce, ce ne sont pas des personnes, des caractères ou des sujets, c’est une variation atmosphérique, un changement de teinte, une molécule imperceptible, une population discrète, un brouillard ou une nuée de gouttes. »