Lettre sur l’amour, la beauté, la vie, l’inconstance et quelques autres sujets

Par Emilie Lamotte : anarchiste et néo-malthusienne

Cette lettre remonte à quelques années déjà et Emilie Lamotte qui l’a écrite n’est plus parmi les vivants. Elle était adressée à un anarchiste qui défendait l’idée de la pluralité en amour, ou des amours simultanées.

Née vers 1877 à Paris (6ème), Emilie Lamotte exerçât comme institutrice libre congréganiste avant, sans doute, de découvrir les idées anarchistes. En 1905, elle commence à écrire dans Le Libertaire , où elle s’intéresse aux questions éducatives et notamment à l’expérience de La Ruche, réalisée par Sébastien Faure à Rambouillet. (La Ruche est une école libre, créée en dehors de toute tutelle étatique ou religieuse : « l’école tout court organisée pour l’enfant, afin que cessant d’être le bien, la chose, la propriété de la Religion ou de l’Etat, il s’appartienne à lui-même » (Tract « Grande fête populaire offerte par les enfants de La Ruche »).

C’est à cette période qu’elle rencontre Lorulot : « Emilie Lamotte […] fut ma première compagne (j’ai omis de dire que nous avions fait connaissance à mon retour de tournée). Elle collaborait, comme moi, au Libertaire ; c’était une femme absolument remarquable, qui mourût trois ans plus tard malheureusement ; je conserve d’elle des souvenirs pleins d’émotion. Emilie Lamotte avait des vues pédagogiques audacieuses. C’était aussi une artiste, peintre et dessinateur, d’un très grand talent »

Cette lettre remonte à quelques années déjà et celle qui l’a écrite n’est plus parmi les vivants. Elle était adressée à un anarchiste qui défendait l’idée de la pluralité en amour, ou des amours simultanées.

Mon cher X…

Excuse, je te prie, le ton quelque peu brutal de ma dernière lettre et mets le sur le compte de mon état de santé, et aussi de cette circonstance que j’ai pensé te dire en une page ce qui exigerait de longs développements. Le problème sexuel, en effet, dépend d’une foule d’autres qu’on est obligé d’envisager tour à tour.

Ainsi, justement, nous parlons d’aimer simultanément plusieurs personnes. « Si on aime simultanément, dis-tu, c’est parce qu’on trouve chez tel être des attributs ou caractéristiques moraux ou physiques qui font défaut chez tel autre. Que cela exclut théoriquement la jalousie. » (Ce qui existe THEORIQUEMENT n’existe pas pour moi ; je m’attends toujours à le voir bousculer et contredire par les réalités. Et de fait, je n’ai JAMAIS VU l’amour exister sans la jalousie.) Mais ce n’est pas là ce qui me frappe le plus : c’est l’existence d’un idéal simple ou multiple chez l’amant plural. Je t’assure qu’un tel souci ne peut être que le résultat, l’un des horribles résultats de l’éducation vicieuse qui nous est infligée et qui a pour premier effet de fausser en nous l’instinct artistique.

La beauté, ce n’est pas ceci ou cela : une taille élevée ou des cheveux blonds, des yeux larges ou des mains étroites, la force de l’âge ou l’adolescence, la tristesse ou la gaîté. C’est une harmonie. Pas plus, pas moins . Et ça ne se fabrique pas. Le malheureux qui, ayant un idéal, en cherche les morceaux épars dans la nature, se charge d’un travail inutile pour un affreux résultat et ne comprend pas la vie. Il convient à tel d’être souvent silencieux, d’avoir la parole lente et rare, tandis que c’est un charme aussi saisissant chez tel autre d’avoir la parole rapide, vive, expressive et emportée. Celui-ci est intéressant par sa virile supériorité et tel autre a raison par son tendre enfantillage, etc. Jusqu’ici nous sommes à moitié d’accord. Sauf que tu as tendance à corriger les aspects. Tu te rappelles que je t’ai dit que tu étais moraliste en matière d’art. Tu donnais tort à une casserole abandonnée au premier plan d’un paysage qui te plaisait. Or, elle avait sa raison d’être là , qui était d’y être en toute simplicité, et la douce lumière faisait ressortir le beau bleu de son émail avec autant d’indifférence que le riche vert de l’herbe. Je ne connais de laid que le « chiqué » et, encore ! pourtant le chiqué comporte sa dose de joie, puisqu’il dégage facilement le grotesque. Cependant, en approfondissant, on s’aperçoit que le chiqué correspond à torture et c’est peut-être toute sa raison de nous choquer. Ainsi Déroulède me dégoûte sans atténuation (quoiqu’il soit extrêmement drôle) parce que ses fourbis, ça ne vient pas tout seul. Il faut se donner du mal pour comprendre ainsi ; c’est pas vrai , pas nature. De même quand je lis « Hernani », je me dis : C’est-y possible de se mettre dans des états pareils ! (Tu sais que je suis triviale.)

Mais tout ce qui est simple a sa raison d’être. Sa raison d’être, harmonieuse dans les ensembles. Et même, tiens ! ça n’a pas besoin d’être, ça est . Ca ne me gêne pas. Je te prie de me donner une seule bonne raison contre la casserole dans l’herbe.

Celui qui aime la vie, peut s’attendre à être frappé, saisi, arrêté à chaque pas par la beauté. Contrairement à ce qu’on nous a raconté à l’école (pour que nous devenions moraux, austères, méchants) la beauté court les rues et se dépense sans compter. Et quant à celui qui aime ce délicieux et primordial aspect de la vie : l’amour, à quoi ne doit-il s’attendre ? Mais tant pis pour le pauvre bougre, l’infortuné « travailleur » qui a un idéal. Celui-là ne jouira pas de la Joconde, car il n’aime que les blondes aux yeux clairs, et il n’appréciera pas la légère Colombine, car il n’aime que les femmes chastes et fidèles ! Non seulement la sagesse est de prendre les choses comme elles sont , mais encore, chaque chose est un ensemble auquel il n’y a rien à ajouter. Sous peine de torture impuissante. Sous peine que la vie se f… de vous et vous refuse ses joies simples et fortes.

Il est donc tout à fait naturel et compréhensible que l’amoureux éprouve diverses amours. C’est même probablement inévitable. Mais où nous ne pouvons nous entendre, c’est lorsqu’il s’agit de classer ces amours en « premières » et « secondes », de donner le pas à l’une sur les autres, de subordonner les unes à l’autre, de les vivre simultanément.

Crois-moi, cher X… (car si tu as l’expérience du sentiment, je ne suis pas née d’hier non plus, et tu n’étais pas haut quand je suis venue au monde) classe-toi hardiment dans les volages. Voici pourquoi : la constance d’un volage n’a aucune valeur à l’égard de l’amour. Le volage appartient – toujours – tout entier à son frisson, à son désir nouveau et le tendre envers qui il est constant ( ???) a beau avoir permis , ce tendre se trouve alors dans la situation d’un père, d’une mère, d’un frère dévoué, d’une sœur vis-à-vis du volage . Je ne dis pas que ce n’est pas adorable, mais c’est ainsi. Et je ne dis même pas que le caprice du volage ne ramène pas celui-ci vers qui il lui a plu, (pour des causes quelconques qui n’ont rien à voir avec l’amour, incorrigible bohémien) vers qui il lui a plus de s’adjoindre pour compagne ou compagnon en titre. Comprends cette fois, je te prie, que je ne professe nul dédain pour l’amour simplement émotionnel. Je ne crois qu’à lui . Et il ignore les contrats de tout ordre. Conviens, avec les poètes et autres voyants , que l’amour a une puissance capable de vous faire tout oublier. Que devient donc, dans une telle aventure, la liaison décidée, entreprise, organisée, je ne sais comment dire, le mariage, quoi ?

Et j’ajoute : tout le monde est inconstant. La fidélité n’est pas dans la nature. J’entends parfois raconter que les oiseaux nous donnent l’exemple de la fidélité. Je rigole ! Est-ce parce qu’un oiseau se plaira près de l’oiselle qui couve, en proie à des émotions qu’il nous est impossible d’approfondir, qu’on osera me soutenir cette bourde énorme ? Et quand même on me montrerait (je demande à voir) que les oiseaux sont fidèles entre eux, je penserais qu’ils ont décidé cette attitude pour des raisons (comme nous, quand nous la décidons pour des raisons sociales) plutôt que de penser qu’ils sont insensibles à l’infinie diversité des rayons, des reflets, des nuances, des ombres et des bruits. Non, non, la constance, c’est pas vrai. Jamais .

Je ne prétends pas dire qu’il ne se trouve pas des gens qui sont capables de ne réserver qu’à un seul ou une seule leurs facultés amoureuses. Mais je soutiens que ce résultat ne peut être obtenu qu’au prix d’un effort de volonté ; c’est une affaire d’auto-suggestion. Les constants peuvent même arriver à se convaincre qu’ils sont ainsi d’accord avec leur propre nature, mais alors, ils « se montent le coup, » c’est-à-dire qu’ils se rendent « coupables » envers eux-mêmes de cette mauvaise foi qu’on peut pratiquer sans faire de tort à personne ; qui a souvent, pour les autres, de charmants résultats même et à laquelle je voudrais bien épargner le nom de « mauvaise foi. » Pour le surplus, ça ne fait rien, car la vie, c’est peut-être des histoires qu’on se raconte et tout n’est sans doute qu’affaire d’auto-suggestion – rien n’est vrai – rien n’est faux. Mais c’est la volonté qui vous garde à une ou un. Non la nature.

Physiologiquement, nous voyons être plus beaux les enfants d’unions renouvelées que ceux d’un même couple. (Indication exceptionnellement importante, à mon point de vue.)

Ainsi donc, il m’est impossible d’apprécier, au point de vue de l’harmonie, l’union des constants et des volages par la raison que je n’ai jamais vu que des volages . (Bien entendu, je ne parle pas des gens chez qui la vie sexuelle est endormie et il ne faudrait pas les faire figurer comme exemple. D’ailleurs, le sommeil de la vie sexuelle est l’indice de la grande jeunesse ou de la grande vieillesse. Dans le premier cas : elle s’éveillera ; dans le second, elle a été éveillée ; sois en sûr). Je nie l’existence des constants . – Pourtant, je sais que l’affection peut prendre entre deux conjoints un caractère d’indestructibilité qui rend déchirante une séparation. Quoique je sache cette douleur très réelle, malheureusement, je ne la crois pas en rapport avec l’amour, mais bien avec un sentiment qui, non seulement, n’a rien de commun avec l’amour, mais je pense même être absolument exclusif de l’amour. Quand on « s’aime bien », on ne s’aime plus, on ne « s’aimera plus ». Facile à comprendre, l’amour étant fait d’abord de désir. Et dans ces grandes affections, le désir est comblé, c’est-à-dire éteint.

Le problème n’en est pas plus gai. La sagesse est de répondre à la nature… Mais il n’y a pas de sagesse, c’est individuel, comme tout le reste. Au fond, nous ne savons pas assez que nous sommes nos propres maîtres. Car enfin, comme dit je ne sais quel romancier russe : il n’y a pas d’amour trahi, pas de souffrance, pas de douleur qui ne cède à quelques grammes d’opium. J’ai, dans ma poche, le sommeil qui tue la souffrance.

EMILIE LAMOTTE

In …hors du troupeau , novembre-décembre 1911, n°3-4 Emilie Lamotte, Shalazz

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