L’Amour et ses représentations ne sont pas des banalités niaises à mépriser en passant, mais des vecteurs de souffrances et d’exclusions à combattre…
« – Vous êtes dans une relation Amoureuse ?
– Non, je ne dirais pas que c’est de l’Amour. C’est plus une amitié tendre, une amitié sexuelle, une chouette affinité, je ne sais pas. Mais de là à parler d’Amour… Le terme est un peu fort. »
« Amour », un terme un peu fort, un peu vague, plutôt indiscernable, relativement dévastateur. On ne sait pas trop quand l’employer. Certainement pas n’importe quand. On ne sait pas toujours vraiment tout ce qu’il recouvre, on se trouve souvent un peu perdu face à lui, la seule chose qu’on sait, c’est qu’il a du poids. On ne joue pas avec ce mot-là.
Bon. Peut-être faudrait-il donc commencer par des questions de vocabulaire. Alors. Quand des êtres éprouvent de l’affection, ils peuvent se transmettre différentes choses ; ils peuvent avoir divers échanges affectifs :
– Des baisers sur la joue. Des baisers sur les lèvres. Des baisers sur le coude. Des baisers ailleurs. Des frotti-frotta sur le nez. Des caresses. Des étreintes, comme quand on se prend dans les bras. Des saisissures par la main. Des bras-dessus-bras-dessous. Des touchers de cheveux. Des sommeils côte à côte, ou collé-e-s. Des léchouilles. Des cuni, des fellations. Des chatouilles. Des attouchements génitaux. Des pénétrations anales. J’en passe et des meilleures. On appellera tout ça des échanges physiques. Il semble habituel de les diviser en deux groupes : ceux qui procurent un plaisir sexuel, qu’on appellera donc échanges sexuels, et ceux qui procurent d’autres plaisirs, qu’on appellera gestes de tendresse.
– Des regards. Des discussions interminables. Des louanges. Des marques d’attention, d’écoute, d’intérêt. Des moments passés ensemble. Des mots doux. Des tranches de rigolade. Des sourires complices. J’en passe et des meilleures encore. Il s’agit là aussi d’échanges affectifs, mais sans contact physique : attitudes, comportements, dialogues…
Quand on participe à des échanges affectifs, et que l’échange se passe bien, on en retire des choses, qu’on appellera des biens affectifs. Sensations agréables, de douceur, de plaisir, de tendresse, sentiments de valorisation, sentiments de complicité, impressions d’exister, de compter,… Comme quand on échange des choses palpables et entreposables, comme quand j’échange deux pièces de monnaie contre une tondeuse à gazon, j’effectue un échange matériel et j’en retire un bien matériel : une rutilante tondeuse à gazon. Je pourrai dire à mes ami-e-s qui viendront admirer ma liste de biens matériels : « oui, j’ai ceci, j’ai cela, j’ai une pompe à vélo et une tondeuse à gazon ». Si je le voulais, après une heure passée avec Philippe, je pourrais faire intérieurement le compte de mes biens affectifs, et je verrais que notre heure d’échange m’a procuré 25 grammes de plaisir sensuel à l’orteil gauche et 89 onces de sentiment de complicité. Je ne dis pas qu’il faut tout compter, n’est-ce pas, j’essaye juste d’illustrer le vocabulaire que je propose.
Reprenons, reprenons, soyons sûr-e-s de ne pas nous embrouiller les pinceaux avec tout ça. Les échanges affectifs entre des personnes, ça peut prendre toute une série de formes, toute une série très longue et très diverse de formes, pleine de subtilités, d’originalités, de créativités et de tabous. Ca peut prendre la forme d’échanges physiques ou non, d’échanges sexuels, de gestes de tendresse. Et quand ces échanges affectifs nous font du bien, nous en retirons des biens affectifs. On y est ? Bon.
Les différentes cultures qui émaillent l’humanité ont chacune leur manière de gérer tous ces échanges affectifs. Certains sont interdits, d’autres sont tolérés, ou catégorisés, regroupés, codés, succédés, nommés, normés. Par exemple, notre culture a principalement deux mots pour les échanges affectifs : « amitié » et « Amour ». Surprenant, non ? Deux seuls mots, deux seules étiquettes, pour tant d’échanges affectifs différents.
« – Toi, tu crois qu’il peut y avoir de l’amitié entre un garçon et une fille ? Quelle est la différence entre l’amitié et l’Amour ? »
La question est absurde, déjà parce qu’elle sous-entend que l’Amour ne peut pas exister entre garçons ou entre filles. Mais en même temps elle est révélatrice : notre pauvre vocabulaire ne met que deux termes à notre disposition pour parler de relations affectives. On ne dit pas « avec untel il y a des bisous, de l’écoute et de la complicité » ou « avec unetelle il y a un peu de sexualité et beaucoup de rires », on dit « avec untel il y a de l’Amour » ou « avec toi c’est juste de l’amitié » . On classe nos relations dans deux cases très réductrices. Et ces deux cases ne sont pas équilibrées, loin de là. « L’amitié » recouvre une énorme variété d’échanges affectifs. « L’Amour » , lui, n’est rien d’autre qu’un point culminant, une totalité, l’amitié au centuple, l’amitié à l’extrême. Il est à la fois énorme et rarissime. « L’Amour, l’Amour… C’est quoi au juste ? »
L’étiquette « Amour » a été inventée par notre riche et maudite culture dans les tréfonds du Moyen-Age. Une dose de christianisme et une dose d’amour courtois, et hop ! voilà façonné le mythe de l’Amour avec un grand A, l’idole Amour, qui traverse les âges sur son jeune et beau cheval blanc, de poèmes romantiques en drames contemporains. Bon moi je ne suis pas historien, mais il doit y en avoir qui ont étudié la naissance et la croissance de cette idole, un jour j’irai faire des recherches.
« Mais donc, c’est quoi l’Amour ? »
L’Amour est un Dieu. On communie avec lui dans l’extase la plus complète. On l’attend au tournant, on l’appelle au secours, on rêve d’être touché-e par sa grâce, on craint ses courroux plus que tout. On l’adore. On le prie, le soir dans son lit, de se manifester. Il nous sauvera. Il est la seule chose qui fera de notre chemin sur terre un paradis. En même temps il nous promet les douleurs les plus atroces et les plus saintes.
L’Amour, c’est une forme d’échange affectif totale. Totalisante. Totalitaire. L’Amour, c’est toutes les formes d’échanges affectifs réunies. Un monstre, un léviathan, une hydre à moultes têtes. Il n’y a pas d’affection partielle ou nuancée, sinon ça ne reste « que » de l’amitié, ou du partenariat sexuel, ou de l’affection fraternelle… En plus d’être absolu, absolument énorme et absolument exhaustif, l’échange affectif de type « Amour » doit correspondre à des critères précis. Il n’a lieu qu’entre deux personnes hétérosexuelles. Il doit être immortel, en tout cas il doit durer des années et des années. Il doit se vivre en couple exclusif, puis marié, avec des enfants, le chien c’est une option mais ça aide à se persuader qu’on y est bien, dans ce véritable Amour, avec sa véritable famille et ses véritables images d’Epinal. Il est d’ailleurs très important de se demander régulièrement si notre Amour est « véritable », « authentique ». Car on ne blasphème pas avec l’Amour, on ne prononce pas son nom en vain, sinon sacrilège, sacrilège !
« Un jour mon Prince viendra… »
Le Dieu Amour a ses Christs, ses rejetons incarnés : c’est le Prince charmant et la Princesse charmante. Les voici qui s’avancent, regardez leur prestance, leur allure, leur charme, leur beauté ! Ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des anges. Illes sont parfait-e-s, archi-désirables, légendaires. Daigneront-illes nous adresser un clin d’œil ? Arriverons-nous à les attraper, à les posséder, à s’unir avec elleux et l’Amour dans une sainte trinité ? Arriverons-nous à leur ressembler assez pour faire autant d’effet autour de nous ? Pour que partout, sans cesse, les gens se prosternent et nous déclarent leur flamme ?
Nous adorons le Prince ou la Princesse charmant-e-s, et à travers elle ou lui, nous adorons toutes les normes sociales dont notre culture l’habille. Notre culture dessine un Prince charmant grand et fort, rassurant et protecteur : femme, c’est celui que tu désireras ! Homme, c’est le modèle que tu suivras pour séduire ! Notre culture présente une Princesse charmante sensible et douce, mince et lisse : homme, ne rêve plus que de cet ersatz, femme, conformes-y toi dans la souffrance et le dévouement ! Les marchand-e-s de vêtements, les publicitaires, les usines de produits de beauté, et surtout le patriarcat, trouvent dans le Prince et la Princesse charmant-e leurs meilleur-e-s allié-e-s. Quelle autre norme sociale peut se vanter d’être ardemment désirée à ce point ?
« I’m feelin’ blue… »
Que de mélancolie dépensée pour des mythes. Que de rêves, que de fantasmes, que d’espoirs, que d’énergie, que de stratégies, que de temps, que de tremblements, que de peurs, que de nœuds dans l’estomac, que de hontes, que de larmes, que de larmes, que de larmes ! Pour des légendes ! L’Amour, le Prince et la Princesse charmant-e-s devraient rester de simples histoires à faire peur, des mythes identifiés et conscientisés comme tels… Mais non, nous voulons y croire, nous ramenons ces mythes dans notre réalité, nous les cherchons sans relâche, nous pensons « bien finir par les trouver un jour ». Dieu n’existe pas, le trésor du Roi Midas non plus, lae Prince-sse charmant-e encore moins, ce sont des légendes. Pourquoi ruiner notre vie, attendre, décevoir, pleurer, pour des légendes ?
On dira que j’exagère, que les gens comprennent vite que tous ces mythes sont des mythes. Moi je dis que ces mythes sont dangereux. Ils trifouillent allègrement des émotions très profondes, ils remuent ce qu’il y a de plus douloureux, de plus intime, de plus sensible en nous : l’ego, les affects, les besoins de reconnaissance, les peurs de l’abandon… Ils suscitent des dépendances, des haines, des crampes, des dépressions. Ils inspirent des harcèlements, des suicides, des crimes passionnels. Et même sans aller jusque là, énormément de gens passent toute leur adolescence, par exemple, à croire dur comme fer à l’Amour, et à en souffrir ; ils peuvent en sortir, mais garder d’inévitables séquelles pour des lustres. Une adolescence de souffrance c’est déjà trop, rien qu’une année c’est déjà trop, cessons d’inspirer la foi en un-e Prince-sse charmant-e, ce n’est pas « quand on sera grand-e » qu’on « comprendra », entraidons-nous dès maintenant à être autonomes et serein-e-s sur le plan affectif.
L’art mièvre
Deux questions turlupinent la petite Elisabeth. « Dis Maman, pourquoi dans les histoires à la télé c’est toujours les gentils qui gagnent ? » Cette question est très juste et elle mériterait des schémas tortueux et des conciliabules approfondis. Mais ici elle nous importe moins que la seconde : « Dis Pépé, pourquoi toutes les chansons à la radio elles parlent toujours d’Amour ? » C’est vrai ça, l’Amour on le chante dans un micro, on le fredonne dans la rue, on en fait des disques d’or, Love par-ci, Love par-là. « Mais pourquoi, Pépé, les chanteurs ils parlent pas de la mort ou de la mer ou du pouvoir ou de la géologie ? Y’a tellement de choses à dire ! » Pépé répondra que de toutes ces choses, l’Amour est la plus belle, la plus intense, celle qui nous ébranle dans nos entrailles et qui nous fait écrire des chansons. Certes, notre culture ne nous apprend pas la sensibilité aux brises, aux odeurs, aux injustices, elle ne nous offre qu’un grand frisson, un seul, qui terrasse tous les autres : l’Amour. Tu trouves ça juste, Elisabeth ? L’envie ne te prend-t-elle pas d’appeler Jeannine, Béatrice et Maurice à la rescousse, et d’aller bâillonner tou-te-s ces romantic love songers, ces pépés normés, ces Barbie et ces Ken que l’on colle à tes doigts ?
Bah, nous ne sommes pas tou-te-s aussi fort-e-s qu’Elisabeth, et nous nous laissons entraîner par ces douces sarabandes, ces contes mielleux et amers. Difficile d’y échapper : les dessins animés, les fables, les films, les pubs, les magazines, les romans, les nouvelles, nos potes-sses même… l’Amour nous est raconté à tire-larigot. Ces récits d’Amour nous construisent, nous flanquent leur culture dans l’esprit, nous acculturent, ils nous apprennent à désirer tous ces mythes. Notre sensibilité est construite par eux, en même temps qu’elle les réclame. Quand nous allons au cinéma voir une « belle » histoire d’Amour, et que nous en sortons troublé-e, rêveur/euse, nous venons de vivre un peu de cet Amour raconté, et à la fois nous venons d’intégrer un peu plus qu’il est beau, qu’il est grand et que nous avons intérêt à y aspirer. Ces films compensent notre misère affective, nous offrant un moment d’identification et de catharsis, nous permettant de vivre par procuration ce que nous ne trouverons jamais dans notre existence. A la fois consolateurs et véhicules de la culture de l’Amour, ils apaisent nos souffrances, nos frustrations, en même temps qu’ils préparent le terrain pour qu’elles se renforcent.
Avez-vous remarqué comment fonctionnent les récits d’Amour ? Ce sont toujours les mêmes rengaines. Un Prince charmant et une Princesse charmante se rencontrent, l’Amour naît, malicieux, au coin des regards dérobés et des situations inattendues. Puis l’Amour se joue, c’est la phase de séduction, l’héroïne et le héros s’approchent, se guettent, se sous-entendent, se mésentendent… Suspense… Mais l’histoire d’Amour finit bien, le Prince et la Princesse se tombent dans les bras, c’est l’apothéose du Baiser, puis le générique. Et après ? Qu’en est-il de la vie post-Baiser ? On suppose l’Eden amoureux, une image figée, nacrée, rêvée, « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». C’est précisément là, dans cette cessation du récit, dans ce silence, que s’exprime le mythe de l’Amour : le bonheur dans l’Amour est tellement total qu’il ne reste plus rien à raconter. Les épreuves dignes d’effroi et d’attention résident dans la séduction ; la vie entre Amoureux et Amoureuse, elle, est lisse comme du beurre, exempte d’épreuves, de sursauts, de surprises. A la limite, si elle apparaît dans ses difficultés, elle ne sert que de décor pour que l’un-e des conjoint-e se lasse et démarre une phase de séduction avec quelqu’un-e d’autre.
Seuls les récits plus « intellectuels », plus difficiles d’accès, racontent les obstacles et difficultés une fois l’Amour déclaré, scellé : l’emprisonnement amoureux, la lassitude et la fin du sentiment Amoureux, la glauquitude de la vie de famille… Dans les magazines mièvres, les problèmes de la vie post-Baiser sont traités scientifiquement, à grands renforts de psychologues, comme des anormalités presque médicalisables, des maladies de l’âge. Mais le registre du récit, celui qui nous fait frissonner, celui qui marque nos émotions et nos désirs, reste réservé, lui, à la vie pré-Baiser : l’Amour dans le récit « populaire » n’est rien d’autre qu’un soulagement final, un happy end. Ce schéma se répercute dans notre caboche, et nourrit le mythe de l’Amour, plaqué ensuite sur notre réalité, nos projets et aspirations.
L’économie de l’Amour
La culture de l’Amour fait naître toute une économie de l’affection. Car, idéalisant et raréfiant à la fois les échanges affectifs, elle crée une misère et donc une demande.
Notre culture idéalise l’Amour. L’Amour c’est tout, tous les échanges affectifs réunis, tous les biens affectifs d’un seul coup. C’est une mine, un trésor affectif. L’Amour devient donc une forme de relation extrême, rêvée, désirée à outrance. Quand on ne l’a pas, on veut absolument l’avoir. Quand on l’a, on a une peur absolue de la perdre. Et quand on ne l’a plus, on meurt, ou presque.
Mais en même temps, la définition de l’Amour est si pointue, si exigeante… qu’on peine à le rencontrer. Il faut avoir tous les biens affectifs de l’Amour à la fois, ou n’en avoir aucun : pas d’entre-deux. Il faut entrer dans toutes les catégories sociales prévues pour l’Amour. Pas de tendresse sans couple exclusif, pas de couple sans Prince-sse charmant-e, pas d’intimité sans pacte éternel… Or, toutes ces conditions sont tellement restrictives, elles font de nous des êtres tellement exigeants, que les possibilités de vivre des échanges affectifs deviennent rares. Là commence la misère affective.
C’est ainsi que les biens affectifs deviennent des biens de luxe. On leur donne une aura, un éclat, une valeur complètement exagérée, en les cuisinant avec des mythes. En même temps, on les réserve à des situations tellement précises et totalitaires, qu’ils viennent à manquer. La culture de l’Amour encourage leur demande en même temps qu’elle réduit leur quantité disponible. Elle crée des individus schizophrènes, qui se construisent un désir ardent d’Amour en même temps qu’il s’en construisent une définition trop exigeante. Des êtres qui se rendent dépendants d’un idéal en même temps qu’ils se le rendent inaccessible. « Si je n’ai pas tout cela à la fois, je n’ai rien, je ne suis rien ».
Là où il y a une économie, une rareté, une misère, le capitalisme se précipite. Il débarque d’abord avec tous ses principes, représentations, comportements. La rareté d’un bien inspire à tou-te-s la peur d’en manquer, la compétition pour l’acquérir, la propriété pour ne pas le laisser filer.
La compétition affective concerne par exemple la capture du Prince ou de la Princesse charmant-e. Forcément. Ca ne court pas les rues, des gens si parfaits. On pense avoir identifié le sien ou la sienne, mais souvent on regarde autour et on surprend nombre d’autres visages tendus vers elle ou lui. Parce que nos critères amoureux, qui nous semblent si intimes et si personnels, ont des racines très culturelles, et sont partagés par plus de monde qu’on ne le croit… La/le Prince-sse charmant-e, c’est le beau ou la belle de la classe, la star du village… Ou, à l’extrême, le ou la sex-symbol, psalmodié-e à longueur de magazines et d’émissions TV… Il nous arrive même d’envier le/la conjoint-e du/de la sex-symbol, une star à son tour, mais plus proche de nous autres pauvres aspirant-e-s, star pour avoir gagné le sex-symbol, pour avoir grillé tou-te-s les autres prétendant-e-s, « quelle chance ille a ».
La peur de la misère affective, elle, mène à toutes les déclinaisons possibles de la propriété affective… Possessivité, jalousie, dépendance… « Elle est à moi, tu ne l’auras pas… Si tu la gagnes je me retrouve seul… A moins que j’aie un plan de remplacement, telle autre par exemple, je sais que je lui plais bien, heureusement parce qu’alors la solitude affective c’est la mort ». Le Prince ou la Princesse charmant-e-s sont des oiseaux rares qu’on met en cage. Des fois on se possède mutuellement et on reste ainsi, des années en couple, rivées l’un-e sur l’autre, parce qu’on a tou-te-s les deux peur de ce qui se passerait en dehors de cette relation, peur du chemin à accomplir de zéro pour retrouver et séduire un nouveau Prince ou une nouvelle Princesse.
Enfin, la rareté des biens affectifs creuse des fossés entre « possédant-e-s » et « non-possédant-e-s ». Les exclu-e-s de l’affection sont légion, exclu-e-s par leur physique, par leur manque d’expérience, leur manque d’aisance, leur manque de confiance en soi, face à cet enjeu énorme et complexe qu’est l’accès à l’Amour… On peut dire qu’illes manquent de capital affectif. Et comme dans tout système de domination, moins on a de capital, moins on a de chances d’en gagner : c’est un cercle vicieux. Les exclu-e-s de l’affection manquent d’assurance au départ, donc vivent peu d’expériences affectives, donc n’ont jamais l’occasion de gagner de l’assurance, donc restent handicapé-e-s, à moins d’une rencontre de type miraculeux.
Paradoxalement, et injustement, ce sont souvent les exclu-e-s de l’affection qui intègrent plus que tou-te-s les autres les mythes dominants et les comportements du capitalisme affectif. Leur manque de vécu ne leur permet pas de détruire les mythes de l’Amour, de comprendre leur absurdité. Trop habitué-e-s au manque, illes ont la terreur de perdre la moindre once d’affection acquise. On les oublie vite et les retrouve parfois dans les faits divers, dépressions, viols, internements, pétages de plombs divers et variés… La misère affective assèche le moral et affame les nerfs.
N’oublions pas que la misère affective n’est qu’une construction sociale, née de la culture de l’Amour.
Là où il y a une rareté, il y a une demande, et donc un nouveau marché. Là le capitalisme débarque, cette fois, assoiffé de profits, tirant avantage de la morale Amoureuse, comme d’autres morales. Vous désirez du produit affectif ? En voici des succédanés, moyennant finances : pornographie, prostitution, psychothérapies, poupées gonflables… L’argent est un bon raccourci. On ne peut acheter l’Amour, bien sûr, parce qu’alors on tuerait l’idéal de l’Amour et ses produits dérivés, mais on peut acheter tous ces biens affectifs partiels, isolés, spécifiques, que la culture de l’Amour rassemble et enferme dans ses mythes. De l’attention, de l’écoute, de la tendresse, du sexe, en voici des succédanés.
Comment accéder aux biens affectifs ? C’est la question que tout le monde se pose. Nous avons 4 réponses possibles face à nous.
1) Souscrire aux critères de l’Amour. Devenir un-e Prince-sse charmant-e et trouver son/sa Prince-sse charmant-e. Séduire. Mais cette voie est réservée aux puissant-e-s, aux jeunes, aux belles et beaux, aux confiant-e-s, aux expérimenté-e-s. Elle est complexe et sélective.
2) Acheter les succédanés de biens affectifs. L’argent est quand même un outil plus facile que toutes ces entreprises de séduction, si compliquées et si hasardeuses. Le problème, c’est que l’argent il faut le trouver… Faire partie des classes économiquement dominantes, et/ou être prêt-e à se vendre sur le marché de l’exploitation salariale… Mais après tout, l’argent est la solution de rechange la plus facile, dans une société qui nous pousse de toutes ses forces dans le travail rémunéré, et qui nous encourage à résoudre nos problèmes de manière individuelle.
3) S’adonner à la violence, le chantage, la menace, le viol. Un autre raccourci qui demande d’autres habiletés, que beaucoup choisissent, et qui fait des ravages.
4) Soigner le problème à sa racine : détruire la culture de l’Amour et répandre l’abondance affective qu’elle garde captive. Se lancer individuellement, collectivement, socialement, dans une déconstruction des normes relationnelles. C’est la solution en laquelle je crois.
Les biens affectifs sont disponibles en quantité, ils sont là, ils existent ! Nous regorgeons de ressources affectives, nous rêvons tou-te-s d’en donner et d’en goûter, il ne tient qu’à nous de le faire ! La rareté des biens affectifs est une illusion, un décret qu’il suffit de déchirer, elle est aussi fausse que la rareté des biens matériels, montée de toutes pièces par le système capitaliste pour sanctionner ceux et celles qui refusent de travailler pour les possédant-e-s.
Gratuité des biens affectifs ! Pour une affection abondante, égalitaire, sans dominations. Pour une pornographie live, pour des psychothérapies gratuites, pour la fin des spécialisations, des professionalisations de l’écoute et de la sexualité. Pour bannir un jour les rapports spectaculaires-marchands de nos vies affectives comme du reste de notre existence. Le plus tôt sera le mieux !
Quelques propositions pour une abondance affective :
– Construire des relations affectives uniques, conscientes et particulières, au-delà de toute norme relationnelle, aussi diverses que les individus qu’elles impliquent et leurs envies.
– Répandre et banaliser les relations affectives, plutôt que de les sacraliser.
– Envisager la non-exclusivité, ce qui ne veut pas dire consommer nonchalamment les partenaires les un-e-s après les autres, mais se laisser la possibilité de découvrir petit à petit une diversité de relations affectives égalitaires, pourquoi pas simultanées, en étant très très conscient-e qu’en l’état actuel des choses ça veut dire se lancer dans une expérimentation, et que ça implique d’autant plus d’attention et de qualité de communication entre les expérimentateurices.
– Cesser de dire « je suis amoureux-se de toi », dire plutôt « je suis dépendant-e de toi ».
– Arrêter de parler d’Amour et d’amitié, choisir des termes plus précis.
– Rajouter de l’acné et du bide aux icônes des Prince-sse-s charmant-e-s.
– Parler aux enfants d’autres formes affectives que l’Amour.
– Se déconstruire tout doucement tout progressivement.
– Développer l’autonomie affective, ce qui ne veut pas dire se renfermer sur soi-même, mais varier et multiplier les sources d’affection (moments privilégiés avec des ami-e-s ou avec soi-même, câlins, massages, auto-sexualité,…), pour se relationner aux autres sans peurs et dépendances, sur des bases plus assurées et ouvertes.
Et oui, comme dans “le conte chaud et doux, les chaudoudoux”, les marques affectives sont gratuites et illimitées pour peu qu’on les considère illimitées. Sitôt qu’on les croit limitée et qu’on surveille qui en donne à qui, elles se rarifient… C’est un livre que je lis à mes élèves en espérant qu’ils en tirent toute la moelle…