Ernest Juin, dit E. Armand (1872-1962), était membre de l’Armée du Salut, lorsqu’il découvrit la pensée anarchiste, vers 1896, en lisant Les Temps nouveaux que venait de fonder Jean Grave. Il écrivit dans Le Libertaire de Sébastien Faure avant de fonder avec sa compagne, Marie Kugel, L’Ere nouvelle, un journal qui, de 1901 à 1911, évolua d’un socialisme mystique chrétien à la philosophie et la morale communiste libertaire, enfin à l’anarchisme individualiste.
En 1907, il consacre une première brochure à la sexualité: De la liberté sexuelle, où il se prononce en faveur, non seulement d’un vague amour libre mais de la multiplicité des partenaires, ce qu’il appelle “l’amour plural”.
En dépit d’un ton nettement plus tranché que la plupart de ce type de publications, les thèses défendues par Armand ne sont pas alors très éloignées de celles que répètent, inlassablement, les multiples compagnons et compagnes partisans de l’amour libre.
Ce n’est qu’après avoir fondé L’en dehors (1922) qu’Armand va progressivement développer une conception de la sexualité libertaire de plus en plus originale.
I. La création de l’en dehors et la propagande en faveur du sexualisme révolutionnaire
L’en dehors ne se place pas d’emblée sous le signe du sexualisme révolutionnaire. Au cours de ses vingt premiers mois d’existence, les articles faisant expressément référence aux questions “d’éthique sexuelle” sont relativement rares. Armand cherche tout d’abord à préciser sa conception de l’individualisme anarchiste en prenant ses distances tant du courant végétalien que des interprétations “héroïques” de l’individualisme. Il s’emploie également à combattre André Lorulot, accusé d’avoir tourné en ridicule les milieux illégalistes d’où était issue la bande à Bonnot, ainsi que Victor Serge et les anarchistes ralliés aux bolcheviques.
Dès les numéros 6 et 7, pourtant, il se livre à une première critique de la pratique de l’union libre (ce qu’il appelle “l’unicité en amour”) en vigueur dans la colonie “L’Intégrale”. A cette expérience – jugée “imparfaite au point de vue éducatif” – il oppose la supériorité des “unions libres plurales”. Mais ce n’est véritablement qu’au cours de l’année 1924 que le débat autour des questions “d’éthique sexuelle” devient permanent au sein de L’en dehors. Il le restera jusqu’à la disparition de cette publication en octobre 1939.
C’est d’abord dans les lettres de lecteurs qu’il publie et dans les réponses qu’il leur apporte qu’Armand expose des thèses de plus en plus radicales en matière de sexualité. Le prétexte pour engager la discussion est offert par la publication, en février 1924, d’une lettre signée “Raphaële”. Dans ce texte, l’auteure, conformément au point de vue amour libriste habituel, affirme qu’il lui est impossible “sans amour, d’accomplir les gestes de l’amour” car le faire équivaudrait pour elle à se “prostituer”. Saisissant l’occasion Armand y répond en esquissant une première ébauche de ses thèses en faveur du sexualisme révolutionnaire et de la “camaraderie amoureuse” qui rompent sur bien des points avec les conceptions traditionnelles des partisans de l’amour libre. Armand développe l’idée qu’il n’y a rien de répréhensible, du point de vue individualiste, à accomplir “les gestes de l’amour” même si l’on n’éprouve pas de très vifs sentiments pour son partenaire. Les “camarades” telles que Raphaële ont tort d’accorder trop d’importance aux différents actes ou manifestations érotico-sexuels car ceux-ci sont, du point de vue biologique, “tout ce qu’il y a [de] plus sain et normal”. Il faut donc que l’on cesse de les considérer comme étant une “action exceptionnelle ou extraordinaire”. Aussi, convie-t-il “nos congénères de sexe féminin” à ne pas exagérer la valeur qu’elles accordent “à l’octroi de leurs faveurs”. Mais surtout, Armand affirme ne pas comprendre pourquoi une fille affichant des idées avancées refuserait a priori – au nom d’une conception petite-bourgeoise des relations sexuelles – de procurer les joies de l’amour “à un camarade” pour qui elle éprouverait seulement de l’estime ou de la sympathie. Accepter par camaraderie de satisfaire les désirs sexuels d’autres personnes partageant les mêmes conceptions idéologiques ne lui paraissent pas, en tout cas, une attitude plus déshonorante que celle d’accepter d’être “fonctionnaire de l’Etat”. Armand affirme, de plus, que, s’il était “femme”, il éprouverait “une grande félicité intérieure” à se “créer la force de volonté voulue pour donner de la joie amoureuse” à un ami qui ne lui “inspirerait pas une absolue répugnance” et avec lequel il se “sentirait suffisamment d’affinités de sentiment et d’esprit”. Le débat sur la “camaraderie amoureuse” venait d’être lancé.
La tenue de tels propos, ne pouvait que choquer la majorité des militants pour qui l’amour libre était plus une référence idéale, passablement entachée de romantisme, qu’une pratique effective. L’exercice de cette conception large de la camaraderie, englobant aussi les relations sexuelles, posait en fait – y compris pour les partisans des thèses individualistes – toute une série de problèmes théoriques et pratiques que les contradicteurs d’Armand ne manquèrent pas de soulever tant dans les colonnes de L’en dehors que dans les autres publications du mouvement libertaire. Fallait-il par exemple que la camarade “agréable physiquement” accepte des relations sexuelles avec tous les camarades qui ne lui paraîtraient pas absolument répugnants? Dans quelles conditions pouvait-elle (ou il) refuser des avances? Accepter d’avoir des relations sexuelles avec quelqu’un pour qui on n’éprouve pas d’attirance physique ne constitue-t-il pas un “sacrifice” pour celui ou celle qui offre son corps? Ne court-on le risque d’imposer une sorte de communisme sexuel étouffant la liberté individuelle?
Armand va, au cours des mois suivants, progressivement approfondir et préciser ses idées en s’efforçant de leur donner une caractère plus systématique.
L’aboutissement de ces réflexions sera la parution dans L’en dehors du 10 juillet 1924 d’une première étude, “Comment nous concevons la liberté de l’amour”, aussitôt publiée en brochure.2
Lors d’une polémique avec Han Ryner, il précise que le but de la campagne qu’il poursuit dans L’en dehors est “d’abattre la cloison étanche laquelle, même en des milieux comme les nôtres, sépare les démonstrations amoureuses des autres manifestations de la camaraderie”. Il s’étonne, dit-il, que des camarades s’ingénient à établir des distinctions entre “faire plaisir” dans les domaines intellectuel ou économique et “faire plaisir” dans le domaine sexuel. “Il m’est souvent arrivé de demander à des camarades qui avaient invité chez eux un ami qu’ils savaient de “complexion voluptueuse” […] pourquoi ils ne s’étaient pas préoccupés de lui procurer une joie adéquate à son tempérament amoureux. Je n’ai jamais pu obtenir une réponse qui me satisfasse”.3 Par la suite Armand devient beaucoup plus précis et affirme vouloir refuser “une camaraderie limitée, une hospitalité incomplète “, car, ” en ne voulant rien savoir d’un accueil où on m’offrirait de me mettre à l’aise sur tous les points, sauf le sexuel, j’exerce autant ma liberté de choix que le plus individualiste des individualistes”.4 Ou encore, dans “Lettre d’un philosophe à un camarade qui l’avait invité à une partie de plaisir”: “Tu ne trouveras donc pas étonnant que je te demande si dans ton entourage immédiat, ou parmi les compagnes que tu fréquentes, il ne se trouve pas une camarade disposée, pour ces deux jours, à tenter en ma compagnie une expérience de “camaraderie amoureuse””.5
Armand, toutefois, se défend de vouloir préconiser que les individus (hommes ou femmes) aient des relations sexuelles contre leur gré. “[…] Notre conception de l’amour, précise-t-il, implique liberté entière de se donner à qui vous plaît, liberté absolue de se refuser à qui vous déplaît”.6 Loin d’aboutir au “communisme sexuel”, la pratique de la camaraderie amoureuse ne peut revêtir qu’un caractère volontaire. Il n’est pas moins fermement convaincu que, “hors la question du tempérament amoureux unique”, celle-ci doit être considérée comme étant la norme régissant les relations entre camarades, ce qui lui fait écrire: “[…] aucune et aucun camarade sain, normal [souligné par nous] ne se refusera a priori à tenter l’expérience de la camaraderie amoureuse dès lors qu’elle est proposée par un ou une camarade avec qui on sympathise, avec lequel on se sent suffisamment d’affinités affectives, sentimentales, intellectuelles – qui en retirerais une très grande joie, la vôtre n’étant pas moindre”.7
Armand va donc vouloir démontrer que la pratique de la camaraderie amoureuse n’est que l’application, au domaine particulier des relations sexuelles-affectives, des idées contractuelles et associationnistes qu’il avait développées, en 1923, dans son principal écrit théorique: L’Initiation individualiste anarchiste.
La camaraderie amoureuse, doit être envisagée, au même titre que les autres formes de camaraderie entre individualistes anarchistes, comme une sorte “d’association volontaire” dont les composants auraient conclu un accord tacite “aux fins de s’épargner mutuellement toute souffrance évitable”.8 Conformément à ses thèses sur le garantisme, la pratique de la camaraderie amoureuse ainsi entendue constitue un moyen supplémentaire par lequel les individualistes, constamment en butte aux “tracasseries, ( É) empiétement, (É) attaques, (É) persécutions” du milieu “archiste” (qui, chacun le sait, est le contraire de l’anarchie), cherchent à se protéger, à se secourir et à se réconforter réciproquement.9
“[La] thèse de la camaraderie amoureuse, précise-t-il, comporte un libre contrat d’association (résiliable selon préavis ou non, après entente préalable) conclu entre des individualistes anarchistes de sexe différent, possédant les notions d’hygiène sexuelle nécessaires, dont le but est d’assurer les co-contractants contre certains aléas de l’expérience amoureuse, entre autres: le refus, la rupture, la jalousie, l’exclusivisme, le propriétarisme, l’unicité, la coquetterie, le caprice, l’indifférence, le flirt, le tant pis pour toi, le recours à la prostitution”.10
Cette interprétation “contractuelle” de la camaraderie amoureuse constitue sans doute le principal argument théorique avancé par Armand en vue d’inclure ses thèses dans le champ de l’individualisme anarchiste. Dés lors, il multiplie les prises de position en faveur de la camaraderie amoureuse en y consacrant un grand nombre d’articles dont la plupart font l’objet d’un tirage séparé ou bien sont réunis en volume. C’est ainsi qu’en 1926, il fait paraître Le Combat contre la jalousie et le sexualise révolutionnaire, suivi au cours des années suivantes de Ce que nous entendons par liberté de l’amour (1928), La Camaraderie amoureuse (1929), La Camaraderie amoureuse. Camaraderie amoureuse ou “chiennerie sexuelle” (1930) et, enfin, La Révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse (1934), un livre de près de 350 pages dans lequel il réunit la majorité de ses écrits consacrés aux questions sexuelles.
Dans ces textes, le nombre de redites est considérable. Chaque publication lui sert toutefois de prétexte pour apporter des nouvelles précisions ou des nouvelles nuances à ses thèses. Cela le conduit, au gré des discussions, à infléchir sensiblement son argumentation de départ et, même s’il ne veut pas l’admettre, à introduire dans sa manière d’envisager la camaraderie amoureuse une forme de solidarité beaucoup plus proche de l’entr’aide préconisé par les communistes anarchistes que de l’association des égoïstes de Stirner. Déjà, dans le chapitre de L’Initiation individualiste anarchiste consacré à la “réciprocité”, il avait exposé des thèses qui se refusaient d’envisager les liens de solidarité unissant les individus comme étant ” le résultat d’un simple calcul d’équivalence comptable entre ce que l’on donnait et ce que l’on recevait. […] La notion de réciprocité n’apparaît plus alors comme une notion purement utilitaire, au sens grégaire et vulgaire du terme”,11 précisait-il. Errico Malatesta, en faisant le compte rendu de l’ouvrage d’Armand écrira que ce dernier venait de livrer “une espèce de manuel de morale anarchiste – non point anarchiste individualiste, mais anarchiste en général. Plus même qu’anarchiste, une morale largement humaine parce que fondée sur des sentiments humains qui rendent désirable et possible l’anarchie”.12
Logiquement, Armand va, dorénavant, comparer les associations de camaraderie amoureuse à des “coopératives de production et de consommation amoureuses”. “Producteurs et consommateurs, écrit-il, n’en font partie que pour en tirer les bénéfices attendus, étant convenu qu’ils supportent les désavantages éventuels”.13 Il est donc exclu que le “coopérateur”, sauf cas de force majeure, refuse de produire ou s’abstienne de “consommer.” Derrière ces exigences plutôt strictes se trouve l’idéal fouriériste du droit à la jouissance pour tous.
En effet, la camaraderie amoureuse implique que l’on ne s’arrête pas sur “l’apparence extérieure”. Armand est intarissable sur ce point: “Comme toute camaraderie sérieuse, [la camaraderie amoureuse] ne se fonde pas sur la nuance de la peau, la forme du nez, la couleur de l’oeil, une constitution corporelle réglée sur la statuaire grecque, le plus ou moins de poils blanc ou colorés”14 (il a alors 58 ans!). Dans Notre individualisme, un texte de 1937, il mentionne un “principe de compensation” dont le but est d’empêcher que la pratique de l’amour libre ne conduise à favoriser “arbitrairement” les mieux dotés du côté de l’intelligence, de la beauté ou de la force, “aux dépens du moins avantagé extérieurement “.15
Enfin, “l’amoralisme sexuel détruit en l’unité humaine des valeurs de servitude comme le vice, la vertu, la pureté, la chasteté, la réserve, la retenue, la fidélité et tant d’autres qui rendent nécessaires l’Etat ou l’Eglise dans leur rôle de gardiens ou de professeur de moralité. Là où l’amoralité est courante quant aux relations sexuelles, il n’y a plus besoin de conservateurs des traditions morales, de préservateurs de bonnes moeurs. C’est pourquoi le sexualisme que nous propageons est révolutionnaire”.16
Révolutionnaire et formateur: “Il convient aux individualistes que nous sommes ici de rechercher une conception des relations inter-sexuelles qui nous fasse plus anarchistes, plus “ni dieux ni maîtres”, plus hors-moralité, plus hors-légalité, plus hors-sociabilité – mais plus sociables aussi quand nous nous associons”.17
Fort de ces convictions, Armand multiplie dans L’en dehors, à partir de 1925, les prises de position en faveur de l’instauration d’une nouvelle éthique sexuelle. Exigence qui le conduit ? parallèlement à la défense de ses thèses sur la camaraderie amoureuse, à s’attaquer d’une manière de plus en plus directe tant à la famille qu’aux innombrables préjugés en matière sexuelle largement partagés par la plupart des libertaires eux-mêmes. Parmi eux, ceux liés à l’âge occupent une place particulière, et pour cause! Il écrit qu’aucun individualiste anarchiste ne peut être considéré comme étant trop jeune ou trop vieux pour “désirer connaître toutes les jouissances, tous les bonheurs, toutes les sensations”.18 Accusé de légitimer-préconiser la pédophilie, mais loin de s’en offusquer, Armand mobilise des arguments empruntés tout à la fois à la science sexologique et à Fourier pour montrer comment à côté du désir pédophile il est possible de trouver un sentiment semblable chez certaines jeunes filles attirées par les vieillards, sentiment qu’il appelle la “presbyophilie”. Par conséquent, “dans un milieu logiquement constitué”, plutôt que de réprimer ces différents penchants il suggère de mettre en rapport “pédophiles et presbyophiles”. “Il suffit de bien posséder la question, conclut-il, pour se rendre compte que chaque “passion” pourrait trouver ainsi une réponse sans qu’il en résulte aucun trouble “moral” pour le milieu”.19
L’exigence de promouvoir une nouvelle éthique sexuelle le porte également, au fil des numéros, à élargir le champs de ses préoccupations. En 1931, il consacre à l’homosexualité, thème à peine abordé au cours des premières années de L’en dehors, une brochure: L’homosexualité, l’onanisme et les individualistes.20 Partisan de la plus large tolérance en ce domaine comme en tout autre, Armand considère encore l’homosexualité (masculine ou féminine) comme une forme d’anomalie sexuelle. Mais, dans un texte de 1937, il mentionne clairement, parmi les objectifs individualistes la constitution d’associations volontaires aux fins purement sexuelles pouvant regrouper selon les tempéraments des hétérosexuels, des homosexuels, des bisexuels ou des “unions mixtes”.21
Il prend également position en faveur du droit des individus à changer de sexe, et proclame hautement sa volonté de réhabiliter les plaisirs défendus, les caresses non conformistes (lui même aurait eu des préférences pour le voyeurisme) ainsi que la sodomie. Cela le conduit à accorder de plus en plus de place à ce qu’il appelle les “non conformistes sexuels”, en excluant toutefois la violence physique.
Pour Armand, en effet, la “recherche voluptueuse” dans le domaine des relations sexuelles ne peut être considérée comme légitime qu’à condition que les résultats de ces pratiques ne privent pas celui qui les prodigue ? comme celui qui les reçoit – de son “auto-contrôle” ou n’entament “sa personnalité”.22 Ses positions sur l’inceste, en revanche, sont des plus tranchées: “Toute conception de la liberté des relations sexuelles qui proscrirait l’inceste n’aurait de liberté que le nom […]. […] Il n’y a rien de plus moral que la pratique de l’inceste en vue de se procurer du plaisir mutuel, rien de plus immoral que l’intervention qui a pour but d’interdire ce plaisir, dont la consommation ne porte aucun préjudice à autrui”.23
II. La pratique de la camaraderie amoureuse: “les compagnons de l’en-dehors”
Si, en individualiste conséquent, Armand se tient à l’écart des organismes qui se sont alors fondés autour d’une réflexion sur les questions sexuelles – en France : l’Association d’Etudes sexologiques, et au niveau international : la Ligue mondiale pour la Réforme sexuelle sur une base scientifique ? il va collecter dans la presse européenne et d’outre-Atlantique les informations ou les articles qui lui semblent corroborer, même partiellement, ses thèses. Il traduit et reproduit ainsi des textes de Kollontaï et de Reich. Il ouvre ses colonnes à la collaboration de militants anarchistes italiens en exil tels Ugo Treni (Ugo Fedeli) et surtout Camillo Berneri qui écrit pour L’en dehors une série d’études sur des questions religieuses et sexuelles dont la plus significative portait sur l’inceste.
Reste un dernier point. Sa conception de la liberté sexuelle, présente, de plus, l’avantage de pouvoir être immédiatement “expérimentée” entre individus partageant les mêmes convictions, sans besoins d’être remise “au lendemain de la révolution”. “S’il est des réalisations éthiques immédiatement réalisables, ce sont celles d’ordre sexuel; s’il est des préjugés dont on peut se débarrasser immédiatement, ce sont bien ceux-là; s’il y a des expériences susceptibles d’être tentés en camaraderie, sans publicité et sans bouleversement, ce sont bien celles-là”.24
Restait à le prouver!
Dès octobre 1924, Armand propose la constitution de nombreuses associations, dont une qui serait consacrée à “l’étude des questions d’éducation et d’éthique sexuelles”. La formulation reste vague mais dans le même numéro, se trouve fort opportunément reproduite, une lettre d’un certain “Club Atlantis” pratiquant, hors d’Europe, l’échangisme et déclarant s’inspirer des thèses d’Armand. 25
En juin 1925 paraissent dans L’en dehors les statuts des “Compagnons de L’en dehors”, association définie comme un milieu de camaraderie pratique.26 Elle s’adresse à des individus qui partagent les opinions d’Armand. L’article 7 précise qu’en matière sexuelle le milieu préconise l’amour plural ainsi que la lutte contre la jalousie. Il est prévu que le nombre des adhérentes devait être égal à celui des adhérents. Pour adhérer, il suffit d’être abonné à L’en dehors, mais les demandes d’adhésions peuvent être ajournées. Une cotisation annuelle est prévue ainsi que l’édition de cartes qui servent de passeport aux compagnons se déplaçant en France ou à l’étranger pour se rendre visite mutuellement. Des listes de noms de compagnons et compagnes peuvent être distribuées à ceux qui en font la demande. Il faut prévenir les hôtes choisis huit jours avant la visite. Les personnes sollicitées ne peuvent se dérober, sauf problèmes de santé ou nécessité de la propagande. La durée de ces visites est limitée à 12 heures en ville et à 24 heures à la campagne. L’exclusion n’est pas prévue, mais la carte d’adhésion peut être annulée en cas de violence physique ou de prostitution.
Ces statuts abondent de détails tatillons en vue de préserver l’autonomie, la liberté individuelle voire l’anonymat de chacun des contractants, tout en cherchant à éviter qu’il y ait dérobade de dernière minute à propos de la mise en pratique effective de la camaraderie, y compris à caractère amoureux. Le tout aboutissait à renfermer les relations inter-individuelles dans un cadre fort rigide, voire carrément bureaucratique, entaché de juridisme, qui contrastait avec les intentions affichées du milieu visant l’épanouissement de formes de camaraderies les plus libres et les plus complètes. Les modalités de fonctionnement interne des C.E.D. restaient en outre passablement obscures. Toute demande de renseignement et d’adhésion devait être envoyée à l’adresse d’Armand, le seul maître d’oeuvre du projet, à la fois l’instigateur et l’animateur d’après des critères qu’il avait lui-même définis et auxquels il n’avait nullement l’intention de renoncer.
Les adhérents, d’ailleurs, ne semblent pas s’être bousculés. En avril 1926, L’en dehors fait état de 33 adhésions aux “Compagnons de L’en dehors”, répartis en France, en Allemagne, aux Etats-Unis, au Brésil, en Suisse, en République Argentine, au Maroc, à peu près une vingtaine d’adhérents pour la France. A la mi-juillet 1926 ils auraient été de 45, pour monter à 53 à la mi-février 1927.
La reconnaissance de l’échec sera patente lorsque, devant le nombre infime de compagnes, la décision est prise, en janvier 1928, de suspendre les adhésions masculines “sauf si celles-ci se produisaient parallèlement à une candidature féminine”. Les problèmes de fonctionnement rencontrés par les C.E.D., mis à part “l’abstention de l’élément féminin”, sont en fait essentiellement de deux ordres: d’une part le refus d’un certain nombre de compagnons à se plier aux dispositions trop rigides prévues par les statuts; d’autre part la tendance à la reconstruction du couple au sein même de cette association. A ces trois raisons, il faut rajouter la conception purement personnelle qu’Armand se fait du fonctionnement des “compagnons”, qui est source de désaffection et de conflits à répétition. Pourtant, il ne manifeste jamais la moindre intention d’amender son projet ou de lui donner un fonctionnement moins sectaire. Bien au contraire, devant la multiplication des critiques, il réagit en réaffirmant le bien fondé de ses options.
Ces maigres résultats n’empêchent pas non plus Armand de multiplier les initiatives en créant une association contre la jalousie (fin mai 1926), l’Association internationale de combat contre la jalousie sexuelle et l’exclusivisme en amour (A.I.C.C.J.E.A.) (50 adhérents à la mi-février 1927). En mars 1927, c’est le tour du “Club Atlantis”, réservé aux abonnés de la région parisienne, qui se présente comme “un groupe de réalisation sélectionné”. En avril-mai 1928, est fondé “Les Amis de L’en dehors” chargés de diffuser et de soutenir financièrement le journal.
A partir du 30 juin 1928 ne sont plus admis dans A.I.C.C.J.E.A. que les abonnés à la revue appartenant déjà depuis un certain temps aux Amis de L’en dehors. Ce n’est qu’après avoir successivement été membre de ces deux groupes, qu’on peut être accepté aux Compagnons de L’en dehors.27
A la mi-février 1930, paraît un projet de modification des statuts pour la période 1931-1935.28 Désormais les Compagnons de L’en dehors éventuels doivent fournir un certificat médical et on récuse les ” nomades “. Parallèlement, on cherche à remédier à l’absence de l’élément féminin en proposant des formules intermédiaires. C’est ainsi qu’un “compagnon” propose de demander comme premier “parvis de camaraderie amoureuse”, afin de vaincre les réticences des femmes moins “évoluées”, de commencer par “une anudation en petit comité” qui leur permette “une contemplation esthétique mutuelle”.29 Parallèlement, le Club Atlantis se transforme en un groupe réservé exclusivement aux couples (septembre 1933). En janvier 1936, une 186e adhésion à l’Association contre la jalousie est signalée mais à partir de mai 1936 les annonces pour les “Compagnons” disparaissent ainsi que celles pour l’Association internationale de combat contre la jalousie qui semblent avoir fusionné pour donner naissance aux “Compagnons du combat contre la jalousie et pour une nouvelle éthique sexuelle”.30
C’est la guerre qui va interrompre l’activité propagandiste d’Armand et mettre fin à ses multiples initiatives. Encore à la veille du conflit mondial, dans le numéro d’août-septembre 1939, il est fait état d’une 199e adhésion aux “Compagnons du combat”, la dernière mouture des rêves d’Armand.
Le bilan d’ensemble de ses activités reste bien mitigé. Les informations fournies par les rapports de police corroborent, à leur façon mais assez bien, les indications que nous avons pu glaner dans les publications d’Armand. Un rapport réalisé en mars 1933 pour le Préfet de police par le directeur des Renseignements généraux (B/a 1900) souligne la bonne santé de L’en dehors. ” La situation financière de L’en dehors n’est pas déficitaire, comme la plupart des autres feuilles anarchistes (il serait tiré à 6 000 exemplaires). Le bénéfice des conférences organisées en son profit, le produit de sa vente et les abonnements, suffisent à lui assurer une publication régulière. D’ailleurs, la majeure partie de ses lecteurs est composée surtout d’intellectuels anarchistes qui lui restent fidèle.”
Par contre, l’anémie chronique des associations créées par Armand est décrite ? par le même, pour le même – de façon impitoyable. Rapport de 1928: “Individualiste antirévolutionnaires, partisans du “débrouillage individuel” justifiant même la prostitution et la pédérastie, dont le théoricien est Emile [sic] Armand lequel a fondé diverses organisations “amours-libristes”: “Compagnons de L’en dehors”, “Groupe Atlantis”. Les adhérents à ces groupements entendent supprimer la jalousie et, dans leurs sorties, leurs réunions, doivent se livrer aux actes sexuels avec la plus grande licence. Armand paie lui-même de sa personne et n’hésite pas, sous le pseudonyme de “Fred Esmarges” à recourir à la publicité des journaux pornographiques tel “Jean Qui Rit”, pour recruter des adhérents. On peut évaluer à une centaine pour Paris le nombre des partisans des théories d’Armand, bien que le groupe des “Compagnons de L’en dehors” ( …) ne réunisse guère qu’une vingtaine d’adhérents.”
Rapport de 1933 : “Une cinquantaine de personnes, dont un assez grand nombre d’individus de moeurs spéciales, assistent à ces réunions au cours desquelles sont discutées les problèmes se rapportant à la sexualité, le végétarisme, etcÉ (É) D’autre part, les “Amis de L’en dehors” combattent la jalousie sentimentale et revendiquent toutes les libertés sexuelles, dès lors qu’elles ne sont entachées ni de violence, ni de dol, ni de fraude ou de vénalité. Au cours de l’été, ils organisent des balades champêtres dans la banlieue parisienne, qui ne sont suivies que par un nombre restreint d’adhérents. En résumé, les “Amis de L’en dehors” ne sont pas des révolutionnaires ; ils ne participent pas aux meetings ou démonstrations des divers groupements anarchistes de la région parisienne.”
La théorie était plus séduisante que la pratique. On est bien loin, en tout cas, des rêves un peu fous d’Armand affirmant que seule l’application à l’échelle mondiale de la camaraderie amoureuse aurait pu permettre de lutter efficacement contre la montée des dictatures et du totalitarisme en assurant “une meilleure entente, soit entre les unités sociables; soit, par la suite, entre les peuples”.31 Quant aux causes véritable de cet échec, elles sont à rechercher tout autant dans le caractère novateur ou excessif de son entreprise que dans la démarche suivie par Armand lui-même, refusant d’envisager ses réalisations autrement que comme étant l’émanation directe de son bon vouloir. Mais, en agissant de la sorte, en refusant de voir ses initiatives évoluer, en voulant les renfermer dans un cadre trop rigide, il tuait à proprement parler ce que pouvait y avoir de véritablement subversif dans ses idées. A l’épreuve des faits, les grandes envolées d’Armand à propos de l’élargissement des liens de camaraderie par la pratique de la camaraderie amoureuse se révélèrent n’être que des petits calculs d’épicier voulant rester maître dans sa boutique, cherchant à profiter d’abord pour lui-même des avantages hypothétiques qu’il envisageait pour les autres. Son travail propagandiste n’a pas été pour autant inutile car il a indiscutablement servi de révélateur des craintes et de la pudibonderie en vigueur y compris au sein des milieux libertaires de son époque.
1 Written for the workshop “Free Love and the Labour Movement”. Second workshop in the series “Socialism and Sexuality”, International Institute of Social History.
Amsterdam, 6 October 2000
2 Ce texte paraîtra en brochure aux éditions de L’en dehors avec comme titre: Entretien sur la liberté de l’amour.
3 L’en dehors, n/ 44, 1 octobre 1924
4. Le Combat contre la jalousie et le sexualisme révolutionnaire. Poèmes charnels et fantaisies sentimentales,
Orléans: éd. de L’en dehors, [1926], p. 8-9.
Permettez-moi une anecdote à ce sujet. Lors de plusieurs de mes discussions avec Jeanne Humbert, elle m’a dit : ” – Armand, c’était un type extraordinaire, mais quel emmerdeur! Chaque fois qu’on l’invitait à manger, il répondait : “- Oui, mais vous savez que je ne mange pas chez les bourgeois. Si je partage votre pain, votre vin, je dois aussi partager votre lit!” ” Puis, visiblement, elle attendait une question de ma part. A chaque fois, je l’ai taquinée, je ne lui ai jamais demandé si Armand avait mangé chez les Humbert. C’est dommage, mais, maintenant, il est trop tard! [Note de Francis Ronsin].
5 L’en dehors, n/ 61-62, 30 juin 1925.
6 L’en dehors, n/ 40, 30 juillet 1924.
7 Ibid.
8 Ibid., n/39, 10 juillet 1924.
9 Ibid.
10 Ibid., n/ 136, mi-juin 1928
11. L’Initiation individualiste anarchiste, Paris et Orléans: éd. de L’en dehors, 1923, p. 202.
12 L’en dehors, n/ 40, 30 juillet 1924.
13 La Camaraderie amoureuse, Paris et Orléans: éd. de l’en dehors, 1930, p. 3.
14 L’en dehors, n/ 155, mi-mars 1929
15. Notre individualisme: ses revendications et ses thèses par demandes et réponses, [1937], p. 6-7.
16 Ibid., n/ 79-80, mi-mai 1926.
17 Ibid., n/ 70, 15 novembre 1925.
18 Ibid. n/ 77-78, fin avril 1926.
19 L’Emancipation sexuelle, l’amour en camaraderie et les mouvements d’avant-garde, Paris, Limoges et Orléans: éd. de L’en dehors, [1934], p. 18
20 Gérard de Lacaze-Duthiers, E. Armand, Abel Léger, Des préjugés en matière sexuelle. L’Homosexualité, l’onanisme et les individualistes. La Honteuse hypocrisie, Paris et Orléans: éd. de L’en dehors, 1931, 32 p
21 Notre individualisme, op. cit., p. 7.
22 Cf. L’Homosexualité, l’onanisme et les individualistes, op. cit., p. 28
23 L’en dehors, n/ 270, mi-mai 1934.
24 L’Emancipation sexuelle, op. cit., p. 4.
25 L’en dehors, n/ 44, 1 octobre 1924
26 Ibid., n/ 60, 12 juin 1925.
27 Ibid., n/ 135, fin-mai 1928.
28 Ibid., n/ 176-177, mi-février 1930.
29 Ibid., n/ 242-243, mi-novembre 1932.
30 Ibid., n/ 301, mi-décembre 1936.
31 Les Tueries passionnelles et le tartufisme sexuel, Paris, Limoges et Orléans: éd. de L’en dehors, [1935], p. 8-9.
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NOTE SUR BONNOT par Marc Renneville
Par Acrate dans Accueil le 23 Février 2011 à 19:23
Note sur Bonnot, par Marc Renneville
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D’après les documents originaux de la bibliothèque P. Zoummeroff (archives de presse, photographies, ouvrages)
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Mythe et réalités
La bande d’anarchistes illégalistes connue sous le nom de « bande à Bonnot » (Garnier, Valet, Callemin, Soudy, Monier et quelques complices) a sévi moins d’un an, entre décembre 1911 et mai 1912. Ce n’est donc pas à la durée de son activité qu’elle doit sa postérité, mais bien plutôt à la fulgurance des actes commis et leur dimension politique.
Près d’un siècle après, l’expression de « bande à Bonnot » conserve une forte puissance évocatrice. Pourtant, qui veut connaître de nos jours l’histoire et la perception de « la bande » en son temps doit se dégager de l’imaginaire romanesque dont elle a été peu à peu recouverte. Alors que Bonnot fut représenté de son vivant comme un dangereux criminel, son image est aujourd’hui auréolé d’un franc capital de sympathie.
En 1926, un journaliste anarchiste sympathisant retraçait l’histoire et la genèse des « bandits tragiques » en renvoyant à la situation sociale : « Pesez les inégalités, les injustices, l’intolérable opulence d’une minorité jouissante face à la misère morale et matérielle du plus grand nombre plongé dans les geôles du travail qui tue…Oui, voyez tout cela. Scrutez le visage angoissé et grimaçant de notre aimable société… Et vous aurez découvert, en dehors des causes purement accidentelles, la vraie logique et la seule explication des Bandits Tragiques (Victor Méric, Les bandits tragiques, Paris, S. Kra, 1926, p. 216)
Moins d’un demi-siècle après les faits, la vie de Bonnot était devenue une épopée des temps modernes, son nom, le symbole d’une révolte violente et généreuse contre une société répressive et corrompue.
Signe de cette transfiguration, on donnait en 1955 au théâtre du Quartier Latin une pièce en trente tableaux de H.F. Rey, mis en scène par Michel de Ré ; et pour laquelle Boris Vian avait composé quelques chansons, dont « La complainte de Bonnot » :
« Parmi tous ceux qu’on a connus
Dans l’Histoire de France et d’ailleurs
Il en est un qu’a tout perdu
Mais qu’a vraiment l’air d’un vainqueur
Un de ceux qui rêvait de voir
Tous les flics et tous les gradés
En chômeurs ou bien en clochards
Pour que l’on vive en liberté »
Dans une autre chanson, l’enfance de Bonnot était dépeinte comme une série de malheurs ; et la dernière phrase de l’ultime couplet reprenait (sciemment ?) un aphorisme du docteur Alexandre Lacassagne, l’un des pères fondateurs de la criminologie française :
« Si tout ce qui précède ne suffit à l’excuser
On y trouve pourtant l’explication de ses méfaits
Depuis qu’elle tourne mal et que la liberté s’effrite
La société a les criminels qu’elle mérite
La société a les criminels qu’elle mérite »
En 1968, l’idéalisation de la figure de Bonnot prenait un nouveau tour avec un film de fiction entièrement dédié à l’histoire de la bande. Philippe Fourastié – ce fut là son second et dernier film en qualité de réalisateur – n’eut alors aucune peine à rassembler une belle équipe d’acteurs : Bruno Cremer (Jules Bonnot), Jean-Pierre Kalfon (Octave Garnier), Annie Girardot (Maria la Belge) et un Jacques Brel très inspiré pour interpréter Raymond Caillemin, dit « Raymond la science ». Bonnot n’était plus ici, comme le notait François Guérif, « un bandit 1900, mais un contestataire d’après mai 68. » (Le cinéma policier français, H. Veyrier, 1983, p. 145). En cette même année, Joe Dassin chantait une variété de « Bande à Bonnot » édulcorée et espiègle, qui « rêvait des palaces et du ciel d’azur de Monte-Carlo » en escamotant au couplet final la fin tragique des bandits :
« Sur les routes de France, hirondelles et gendarmes
Etaient à leurs trousses, étaient nuit et jour en alarme
En casquette à visière, les bandits en auto
C’était la bande à Bonnot »
Ces manifestations culturelles ont contribué à forger et entretenir une mémoire collective de la bande à Bonnot encore bien vivante de nos jours (elle a été réactivée récemment par le film « Les brigades du tigre »). Si cette postérité fait bien partie intégrante de l’histoire, il convient de retourner aux sources documentaires pour ressaisir la succession des événements en leur temps.
Anarchie, propagande par le fait et reprise individuelle.
La bande à Bonnot ne fut pas une simple bande organisée de voleurs assassins. Elle prit naissance à un moment précis de l’histoire du mouvement anarchiste, auquel elle appartient sans conteste. Il faut donc commencer par un petit retour en arrière.
Nourri au XIXe siècle des idées de Proudhon, Stirner, Bakounine, Marx, l’anarchisme ne se résume pas à la formule initiale de Proudhon : « L’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir ». C’est un courant international de théories bien plus complexes qui tend à se diviser, après l’opposition de Bakounine et Marx et la scission de la première internationale des travailleurs (1872). L’un de ces courants prône « la propagande par le fait » afin d’accélérer l’effondrement de la société « pourrie » et la marche vers la révolution. Conçue comme une action politique, cette stratégie consiste à commettre des actes illégaux tels des attentats (pour Emile Henry, auteur de l’attentat du café Terminus, le 12 février 1894 : « Il n’y a pas d’innocents » ), du sabotage, la fabrication de fausse monnaie et des actions de « reprise individuelle » (vols). L’un des objectifs de ces coups d’éclat est d’éveiller la conscience des opprimés. D’abord mis en oeuvre en Italie, en Espagne et en Allemagne, les attentats à la dynamite visent des lieux ou des personnes incarnant le pouvoir en place. Quelques attentats isolés sont commis en France dans les années 80 mais ils se multiplient à partir de 1892, sous l’action conjuguée de Ravachol, Théodule Meunier, Pauwels, Emile Henry et Auguste Vaillant. Cette vague culmine en 1894 avec l’assassinat du président Sadi Carnot, à Lyon, le 24 juin, par Caserio. L’Etat défend l’ordre établi et organise la répression par la voie judiciaire (Ravachol, Vaillant, Henry et Caserio furent condamnés à mort et guillotinés) et législative. Trois mesures sont emblématiques de cette réaction :
– la loi 12 décembre 1893 modifie la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, afin de permettre la poursuite de la provocation indirecte et de l’apologie de l’anarchisme.
– la loi du 18 décembre visait large en permettant d’incriminer l’entente ou la participation à une entente en vue de commettre des attentats contre les personnes et les propriétés, tout en incitant à la délation.
– la loi du 28 juillet 1894 vise explicitement les anarchistes et leurs organisations.
Cet ensemble de loi – qui sera bientôt qualifié de « lois scélérates » – marqua un tournant pour les anarchistes français, qui se tournèrent dès lors vers le mouvement ouvrier. L’objectif de l’action syndicale prête une nouvelle fois à débat entre les réformistes et les partisans de la révolution. L’émancipation par la grève générale fait long feu après la dure répression des grèves organisées par la CGT (infiltrée par la police) en 1908. Nombre de militants sont découragés. Une partie des anarchistes décident alors de retrouver la voie de l’illégalisme. Le temps des grands attentats est révolu, celui de la « reprise individuelle » reste d’actualité.
Ces réseaux d’anarchistes sont, dans la continuité des lois répressives de 1894, surveillés et infiltrés par la police.
Rassemblés en groupes de « compagnons », les anarchistes illégalistes vivent autour d’un journal, de conférences de propagande et d’infractions, tels que des vols et de la fabrication de fausse monnaie. L’un de ces journaux fédérateur est « L’anarchie », fondé par Albert Soledad en 1905 et repris en 1908 par André Lorulot. Au siège du journal, à Romainville, il y a trois jeunes qui se sont connus à Bruxelles. Raymond Callemin, dit « la science » parce que ses nombreuses lectures le pousse à un scientisme naïf, compose à l’atelier. Edouard Carouy, plus rustique, tourne la presse à imprimer et Octave Garnier, impulsif et révolté, donne un coup de main au jardin. Lorsque Lorulot laisse en 1911 la direction du journal à Henriette (dite Rirette) Maîtrejean et Victor Kibaltchiche (futur Victor Serge), la politique éditoriale change de ton. L’ancienne équipe disparaît à la suite d’un cambriolage. La nouvelle direction ne prône plus l’illégalisme, tout en restant solidaire avec les « compagnons » anarchistes.
Vivant d’expédients, Callemin, Carouy et Garnier furent rejoints fin 1911 par un nouveau « compagnon » : Bonnot.
Jules-Joseph Bonnot est né le 14 octobre 1876 à Pont-de-Roide dans le Doubs. Il fit son service militaire au 133e régiment d’infanterie à Belley et trouva une place de mécanicien au dépôt des machines du PLM à Ambérieu. Son comportement violent l’expose toutefois très tôt à des condamnations : amendes et brefs séjours en prison se succèdent, pour rébellion envers la gendarmerie notamment . En 1903, il se marie et s’installe à Lyon, occupe plusieurs places, tente de s’établir à Genève, où il se fait expulser, revient à Lyon où il travaille pour différents employeurs, dont l’entreprise Berliet. C’est certainement à Lyon qu’il fréquente les cercles anarchistes et illégalistes. Sa femme est resté à Genève avec son enfant, elle ne veut plus le revoir. A partir de 1907, Bonnot bascule définitivement dans le banditisme. Il loue plusieurs domiciles sous différentes identités et vit de trafic et de vols. Repéré par la police, il quitte précipitamment la région pour Paris avec un compagnon, dans une voiture volée. Le 27 novembre à Châtelet-en-Brie, la voiture volée est retrouvé avec le compagnon de Bonnot, Sorrentino (dit Platano), abattu de deux coup de feu. Sorrentino faisait partie du cercle du journal L’Anarchie. Bonnot l’a-t-il tué ? Il expliquera à ses futurs compagnons parisiens que Platano s’était blessé en maniant son arme. La déflagration aurait attiré l’attention d’un garde forestier. Bonnot n’aurait eu d’autre choix que d’achever son ami, mortellement atteint…
La police lui attribua rapidement le crime lorsqu’elle retrouva chez la maîtresse de Bonnot – restée à Lyon – la somme d’argent que Sorrentino avait touché en héritage. A Paris, Bonnot fréquente les anarchistes illégalistes et entre ainsi en contact avec plusieurs membres de l’ancienne équipe de l’Anarchie.
A l’époque, Carouy exerce le métier de camelot, ce qui lui permet de revendre le produit de ses vols. Il produit également de la fausse-monnaie. Garnier et Callemin vivotent de petits coups.
Bonnot, en comparaison, fait figure de vétéran : il est de dix à quinze ans l’aîné de ses nouveaux compagnons, il connaît la mécanique et il est seul capable de conduire une automobile. Il a, enfin, une solide expérience de la « reprise individuelle ».
Garnier, Callemin, Valet et Carouy décident de s’associer à Bonnot pour organiser un cambriolage avec perçage de coffre-fort. Callemin vient d’acheter un chalumeau oxhydrique, reste à se procurer une auto pour le transporter. Celle-ci est volée, à Boulogne-sur-Seine, dans la nuit du 13 au 14 décembre 1911, puis remisée chez un compagnon (Dettweiler). Le 20 décembre, le cambriolage initialement prévu est ajourné au dernier moment. Pour ne pas être bredouille, l’équipe décide d’attaquer le garçon de recette d’une succursale de la Société générale, 146 rue Ordener. Le « coup » avait été repéré, mais non préparé. Chaque jour, peu avant neuf heures, l’encaisseur descend du tramway pour livrer les valeurs et la monnaie nécessaire à la banque. Il est escorté du tramway à l’agence par un homme non armé. Sa sacoche paraît être une cible facile.
Le jeudi 21 décembre au matin, la voiture volée est en stationnement, moteur en marche, Bonnot au volant. Garnier s’approche de l’encaisseur, Callemin tente de lui dérober sa sacoche. L’employé Caby résiste, Garnier tire deux coups de feu. Callemin coupe la sangle de la sacoche, la voiture part en trombe en évitant les charretiers.
Cavale sanglante
L’attaque perpétrée par les « bandits en auto » fait la Une de la presse. Le vol a en effet eu lieu en plein jour, ce qui démontre l’audace des bandits qui n’ont pas pris la peine de cacher leur visage et n’ont pas hésité à tirer sur la foule pour couvrir leur fuite. L’opération a été couronnée de succès par l’usage d’une automobile, ce qui ne s’était jamais vue auparavant.
La réussite de ce premier coup d’éclat est pourtant toute relative. Le butin est maigre, fait essentiellement de titres nominatifs. Ce crime passible de la peine capitale a été commis pour 5000 F de monnaie… Arrivée à Dieppe, alors qu’ils voulaient partir vers Le Havre, les bandits abandonnent l’auto au pied de la falaise, et retournent à Paris par le train de la marée.
Dépités par le produit de leur attentat, ils se savent désormais traqués par une police qui ne manque pas d’indices. La voiture abandonnée est en effet rapidement retrouvée et, peu après, le lieu où elle avait été remisée. Le propriétaire, Dettweiller, est arrêté, et la police découvre qu’il hébergeait Carouy, connu des services de police. Comme le notait Rirette Maîtrejean, « ce qui manquait le plus à la bande, c’était l’organisation » (R. Maitrejean, Souvenirs d’anarchie, Editions La Digitale, 2005, p. 58)…
L’attentat de la rue Ordener marqua ainsi le point de départ d’une fuite en avant, désespérée et suicidaire, ponctuée de crimes sordides et de hold-up sanglants. Dans la nuit du 2 au 3 janvier 1912, un rentier âgé de 91 ans et sa domestiqué furent assassinés à Thiais. Alphonse Bertillon, chef du service de l’identité judiciaire se rendit sur les lieux pour réaliser des photographies métriques et relever les empreintes digitales.
Les forces de l’ordre s’organisèrent pour une chasse à l’homme, en ciblant dans le milieu anarchistes les proches de Carouy et tous les sympathisants susceptibles de leur donner asile. Les lois de 1894 facilitèreent ce travail, car la plupart de ces individus étaient fichés. En janvier, Marius Metge, un ami de Carouy, fut arrêté, ainsi que Marie Vuillemin, la maîtresse de Garnier. Ce dernier fut formellement identifié par Caby comme l’un de ses agresseurs. Le bureau du journal L’Anarchie fut perquisitionné, Kibaltchiche arrêté puis, 45 jours après, Rirette Maîtrejean. L’enquête se poursuivit également à Lyon, où la maîtresse de Bonnot fut interrogée. En février, les anarchistes Eugène Dieudonné et Jean de Boë furent à leur tour arrêtés. Dieudonné fut peu après reconnu par erreur par Caby comme étant l’un de ses agresseurs.
Début mars, la surveillance des gares donne ses premiers résultats : deux anarchistes sont arrêtés en possession d’une partie des titres volés rue Ordener. Bélonie reste muet mais Rodriguez parle, en échange d’une promesse de non-lieu : c’est Bonnot et Garnier qui ont fait le coup de la rue Ordener. Garnier et Dieudonné ont tiré sur l’encaisseur. Les arrestations se multiplient au fil des jours, et le bruit court que les bandits seraient prêts à prendre d’assaut la préfecture de police pour délivrer leurs complices. La protection des abords est renforcée.
Pendant ce temps, les bandits vont en Belgique pour tenter d’écouler les titres, reviennent sur Paris, volent le 27 février à Saint-Mandé une automobile et renverse le même jour rue du Havre à Paris un agent de police (François Garnier) qui décède de ses blessures. Deux jours après, c’est l’échec d’une tentative de cambriolage nocturne chez maître Tintant, notaire à Pontoise, qui n’hésita pas à défendre son bien en tirant sur les malfaiteurs. Le 19 mars, Garnier fait parvenir un courrier à la préfecture de police de Paris, adressé à « MM. Gilbert, Guichard et compagnie » : « Depuis que par votre entremise la presse a mis ma modeste personne en vedette à la grande joie de toute les concierges de la Capitale, vous annoncez ma capture comme imminente ; mais croyez-le bien tout ce bruit ne m’empêche pas de gouter en paix toutes les joies de l’existence. Comme vous l’avez fort bien dit à différentes reprises ce n’est pas a votre sagacité que vous avez pu me retrouvez mais bien grâce à un mouchard qui c’était introduit parmis nous ; et soyez persuader que moi et mes amis nous saurons lui donnez la récompense qu’il mérite ainsi d’ailleurs qu’a quelques témoins par trop loquace.
Et votre prime de 10 000 francs ! offerte à ma compagne pour me vendre, quelle misère pour vous si prodigue des deniers de l’Etat ; décuplez la somme Messieurs ! et je me livre pieds et poings liés à votre mercie, avec armes et bagages.
Vous l’avouraige votre incapacité pour le noble métier que vous exercez est si évidente, qu’il me prit l’envie il y a quelques jours de me présenter dans vos bureaux pour vous donnez quelques renseignements complémentaires et redressez quelques erreurs voulus ou non.
Je vous déclare que Dieudonné est innocent du crime que vous savez bien que j’ai commis, je déments les allégations de Rodriguez, moi seul suis coupable.
Et ne croyez pas que je fuis vos agents ; je crois même ma parole que ceux sont eux qui ont peur.
Je sais que cela aura une fin, dans la lutte qui c’est engagé entre le formidable arsenal dont dispose la Société, et moi. je sais que je serai vaincu, je serai le plus faible, mais j’espère vous faire payer cher votre victoire.
En attendant le plaisir de vous rencontrer : Signé : Garnier.
La lettre (dont l’orthographe originale a été ici respectée) est authentifiée par l’apposition des empreintes digitales de la main droite, avec ce commentaire : « Bille de Bertillon mets les lunettes et gaffe »
Le 20 mars, tentative de cambriolage du garage Palmas, à Chatou. Le même jour, la femme de Bonnot obtient le divorce aux torts et griefs de son mari. Le 21, la lettre de Garnier est publiée in extenso dans Le Petit Parisien.
Le 25 mars, assassinat à Montgeron du chauffeur Mathillé, pour voler un laudelet De Dion Bouton de 18 chevaux. Improvisation, là encore : l’équipe monte jusqu’à Chantilly, où elle commet une attaque brutale de la Société générale en n’hésitant pas à faire feu sur deux employés, qui meurent sur le coup. Trois morts en un jour. Une fois de plus, les bandits ont agi à visages découverts, ce qui permis aux témoins d’identifier formellement Bonnot, Garnier, Carouy et le jeune homme qui tenait la foule à distance en tirant : André Soudy, dit « pas de chance ». La police scientifique confirme ces présences par les relevés d’empreintes.
Mise à prix, mise à mort
– « Eux » toujours ! « Eux » partout ! -, titre l’Excelsior, excédé (mardi 26 mars 1912). La presse doute de l’efficacité de la police, certains titres jouent sur la peur du crime en exigeant la protection des citoyens honnêtes. Qu’attend donc la police pour mettre hors d’état de nuire les dangereux criminels ? Le soir même de l’attaque de Chantilly, la Société générale offrit par voie de presse une récompense de 100 000 F à la personne qui donnerait l’information permettant l’arrestation des malfaiteurs ; ce qui provoqua une avalanche de signalements… Les bandits en cavale ont désormais le don d’ubiquité, ils sont signalés aux quatre coins de la France à la fois, en Belgique, en Suisse ou au-delà des Pyrénées…
L’étau policier se resserre. Soudy, tuberculeux, est parti se soigner dans un sanatorium à Berck où il est arrêté, le 30 mars. La compagne de Carouy est repérée, et Carouy est arrêté le 3 avril près de Fresnes. Il nie tout en bloc, mais ses empreintes permettent d’attester sa présence sur les lieux du crime de Thiais. Lors de l’instruction, Carouy tente de se suicider. C’est ensuite le domicile parisien provisoire de Raymond la science qui est livré à la police par un indicateur. Callemin est arrêté sans heurts, le 7 avril, ainsi que Jourdan, qui lui avait offert l’hospitalité. La presse de gauche raille pourtant cette police mise en échec par quelques bandits. L’Humanité publie le 24 avril 1912 une chanson – « La ballade des bandits fantômes » – qui reprend à chaque fin de couplet : « Mais où sont Bonnot et Garnier ? »
Le premier est retrouvé dès le lendemain. L’arrestation du suspect « Simentof » a permis de révéler sa véritable identité (Monier) et, par acquis de conscience, Jouin, sous-directeur de la sûreté, décide de perquisitionner chez l’une de ses relations avérées, Gauzy, qui tient une petite boutique de vêtements de soldes, à Ivry. Surpris dans la chambre du premier étage, Bonnot ne peut fuir. Acculé, il tire sur l’inspecteur Colmar et sur Jouin, qu’il tue, puis parvient à échapper aux policiers en sautant par la fenêtre. Reste Gauzy, arrêté aux cris d’une foule vengeresse « Jetez-le à l’eau ! A mort l’assassin ! » que la police contient tant bien que mal.
Le meurtre du sous-directeur de la sûreté suscite une forte émotion dans le pays. Bonnot est coupable et il s’est évadé au nez et à la barbe des policiers présents ! Le lendemain, un chauffeur de taxi est attaqué dans la forêt de Sénart. Bonnot est soupçonné, mais c’est une nouvelle perquisition qui va permettre de le retrouver. Les recherches se sont en effet concentrées sur les relations de Gauzy, près d’Ivry. Le 28 avril, à 7 heures du matin, rue Jules Vallès à Choisy-le-roi, Dubois, qui loue un garage au richissime Fromentin, sympathisant anarchiste, est approché par la police. Il tente de dégainer une arme mais les policiers sont plus rapides et tirent. La présence de Bonnot dans les lieux étant confirmée, les policiers opèrent une retraite prudente dans l’attente de renforts. Le garage est isolé, facile à cerner. On se prépare pour un assaut. La bande des malfaiteurs est enfin prise au piège. Le siège va durer cinq heures, attirant une foule de plus en plus nombreuse, évaluée à 10 000 personnes selon Le Petit Parisien (lundi 29 avril 1912). A 10 heures du matin, plus de 400 coup de feu ont été tiré. Les assiégés ripostent toujours. Il faut en finir. Le préfet de police Lépine autorise l’emploi des grands moyens. A 11h15, on tente en vain de dynamiter l’édifice. La deuxième et la troisième tentative, à 12h avec une charrette en guise de protection, échouent également. L’explosion n’est pas assez forte. La quatrième sera la bonne : Une énorme déflagration détruit partiellement le garage, le reste prend feu sous un épais nuage de fumée. La foule applaudit. Depuis quelque temps déjà, les assiégés ne répondent plus aux coups de feu. On sonne l’assaut. C’est l’hallali, le public présent veut sa part et court vers le garage. Mais la police est prudente. Elle parvient à contenir la foule pour entrer avec précaution dans le garage, protégé par des matelas. Les murs et les meubles sont partiellement détruits. Au rez-de-chaussée gît Dubois, probablement mort dès les premiers coups de feu. Au premier étage, Bonnot est effectivement présent, mais seul, agonisant sous un matelas, percé de onze balles. A ses côtés, quelques feuillets rédigés de sa main. La presse en publie des extraits choisis : « Je suis un homme célèbre. La renommée claironne mon nom aux quatre coins du globe, et la publicité faite par la presse autour de mon humble personne doit rendre jaloux tous ceux qui se donne tant de peine pour faire parler d’eux et qui n’y parviennent point » (Excelsior, 29 avril 1912). La dernière page, rédigée lors du siège, à la hâte, au crayon, est pour ses proches : « Mme Thollon [sa maîtresse] est innocente, Gauzy aussi. Dieudonné aussi. Petit-Demange aussi. M. Thollon aussi » (La Libre Parole, 29 avril 1912).
Après le siège, une bonne partie de la presse exulte : Jouin est vengé ! « La bête est prise… La bête est morte ! ». On s’arrache les journaux d’informations et leurs multiples retirages. Extraits :
– « l’aventure de Bonnot s’est terminée comme il convenait pour que la morale publique y trouvât son compte […] Force reste à la loi. Comme dans les fables, les méchants paient leurs dettes » (Excelsior, 29 avril 1912).
– « Avec Bonnot meurt la légende qui transformait ce misérable en héros. Les braves gens peuvent respirer et se féliciter : ils prennent de l’existence la meilleure part. Dévaliser sur les grandes routes, tuer à droite et à gauche, est-ce que cela ne finit pas le plus atrocement et le plus bêtement du monde ? Encore une fois, les images d’Epinal ont raison et la morale des enfants reste encore la meilleure (La Libre Parole, 29 avril 1912).
Le public se presse sur place en pèlerinage, l’allégresse est de mise, et le garage n’échappe au pillage que parce qu’un important service d’ordre le protège désormais, jusqu’à la complète extinction de l’incendie, qui ne laisse que des ruines. Plusieurs jours durant, les opportunistes fouilleront la terre sur place et aux alentours, pour récupérer des balles : souvenir ou objet de revente, il n’y a pas de petits profits…. Des brochures illustrant l’assaut sont publiés, et la reconstitution du siège alimente les actualités Gaumont.
Ne reste désormais plus, en cavale, que Garnier et Valet. Les derniers irréductibles vont finir, comme Bonnot, encerclés par les forces de l’ordre le 13 mai, retranchés dans un villa de Nogent-sur-Marne. Dès le début du siège, la compagne de Garnier (Marie Vuillemin) sort de la villa et se rend à la police, sans être prise pour cible par l’un des deux camps.
La topographie des lieux est ici moins avantageuse qu’à Choisy et l’opération débute à 6 heures du soir ; mais les forces de l’ordre ont désormais l’expérience d’un premier siège et la villa est située sous le viaduc de la ligne ferroviaire de l’Est, ce qui permet de lancer des projectiles sur son toit. Là encore, la foule ne peut retenir sa liesse ni sa soif de vengeance en criant « A mort ! A mort ! A mort ! ». Garnier et Valet vont pourtant tenir pendant plus de 7 heures au feu des policiers, des gendarmes, des zouaves et des dragons. A deux heures du matin, à force de tirs et d’explosions à la mélinite, la villa éventrée ne répond plus. On découvre, dans les décombres fumants, les corps de Garnier et Valet, inanimés, couverts de sang et de plâtras.
Là encore, la villa devra être protégée par la police pour que les curieux ne saccagent pas les lieux. Rien n’empêchera pourtant l’afflux des parisiens et des banlieusards sur les lieux, la chasse aux souvenirs, aux reliques (balles, cartouches, morceau de bois de mobilier de la villa, bout de toile de matelas ensanglanté etc.), et le petit commerce improvisé autour de cette curiosité morbide au chant des complaintes relatant l’histoire de la « bande tragique ».
Pour une relation complète de l’assaut, voir l’article de Laurent López sur Criminocorpus, cliquez-ici.
Le procès des survivants s’ouvre après une longue instruction, le 3 février 1913. Le verdict tombe le 27 février : Rodriguez et toutes les femmes furent acquittés. Dieudonné, Callemin, Soudy et Monier sont condamnés à mort. Carouy et Metge sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité. Les autres complices, receleurs ou sympathisant écopent de peine de prisons.
Le soir même, Carouy se suicida dans sa cellule de la conciergerie. Le 21 avril, Callemin, Soudy et Monier furent guillotinés à la prison de la Santé. Dieudonné obtint une grâce présidentielle et partit pour le bagne, d’où il s’évada, fut repris, puis libéré, grâce à l’action d’Albert Londres, de Louis Roubaud et de l’avocat Moro-Giafferi, convaincus de son innocence. Metge termina ses jours au bagne, en qualité de cuisinier au service du gouverneur. Les autres membres de la « bande » reprirent des activités syndicales et anarchistes ou se firent oublier.
La dernière cavale
Revenons à la fabrique du mythe. Pour qui raisonne uniquement sur le plan juridique, il n’y a rien dans les actes de la bande à Bonnot qui permette de comprendr