Par Jacques Attali
Au-delà encore aura lieu la dernière rupture : on voudra séparer totalement la reproduction biologique de l’acte sexuel. Il deviendra, il est déjà, possible d’avoir des enfants sans relations sexuelles ; et il deviendra même un jour possible, il est déjà possible, d’en avoir sans que la mère porte l’enfant ; et enfin il deviendra possible d’avoir des enfants sans qu’aucune femme ne pote l’enfant, porté dans des utérus artificiels.
Demain, l’amour… Si rien aujourd’hui n’interdit d’aimer plusieurs personnes successivement, rien n’interdira, un jour, d’aimer, comme ça se fait déjà en secret, plusieurs personnes simultanément. C’est le dernier grand interdit qu’il nous reste à briser : chacun a le droit d’avoir plusieurs enfants –tous choisis et le plus tard possible- et de les aimer tous. Pourquoi considérer qu’on ne pourrait pas aimer plusieurs adultes en même temps ?
Le XXIe siècle sera celui de l’amour multiple, de la polyunion, de la polyfidélité. Chacun fera partie de réseaux amoureux qui le relieront à plusieurs partenaires sentimentaux. A l’image de ce qu’annoncent des réseaux comme Facebook (un site web), en apparence innocents, qui relient entre eux des amis. Ce ne sera pas un retour à des schémas relationnels anciens, mais une nouvelle forme d’organisation, où chacun aura plusieurs partenaires amoureux, parfois de sexe différent, parfois du même sexe, sans nécessairement faire l’amour avec tous, ni avoir des enfants avec les uns et les autres. Les femmes auront les mêmes droits que les hommes. On a idéalisé la famille bourgeoise, mais jusqu’ici, personne n’a trouvé le modèle idéal. Les femmes sont beaucoup plus capables que les hommes de polyfidélité, de polyamour, et ce sont elles qui imposeront ce modèle. On doit cela au XXe siècle : la généralisation du droit à l’amour condamne à mort le mariage monogame dont le triomphe historique n’était pas écrit à l’origine.
Nul ne sait, évidemment, quand commence l’amour. Sans doute avant l’homme, dans le règne animal, où existent les formes les plus variées de relations entre les sexes : rapports fugaces, polyandrie, polygynie, homosexualité. La monogamie y est rare, plus rare encore la fidélité, même passagère. L’amour est là aussi, au moins sous forme de tendresse. Et sans doute sous toutes ses formes : passion, attachement irrépressible, désir de ne faire qu’un avec l’autre, volonté de se dépasser par et pour l’autre.
Et puis dès le règne animal, se distinguent 4 dimensions de la relation entre le mâle et la femelle : le plaisir sexuel, la reproduction biologique, la reproduction sociale et l’amour. Elles organisent peu à peu des règles, des interdits, des tabous. Le plaisir sexuel domine d’abord. Des peuples ont ignoré que la sexualité était à la source de la reproduction. Pour eux, le rapport sexuel ne servait qu’à nourrir le fœtus que la femme avait conçu seule, ou avec les ancêtres, ou avec le Soleil. Puis la reproduction sociale impose des règles pour permettre aux communautés de se reproduire biologiquement, de transmettre le savoir nécessaire à la perpétuation du groupe et d’organiser les conditions d’accès au plaisir sexuel, sans qu’il soit une source de violence dans le groupe.
Tout a été possible, essayé, autorisé. Un seul tabou est universel, celui de l’union entre la mère et ses fils. Quand les sociétés s’organisent, elles se divisent en 2 branches : celles où un homme a des relations avec plusieurs femmes (la polygynie) et celles où une femme a des relations avec plusieurs hommes (la polyandrie). L’amour est là, déjà, évidemment, et la polygamie n’interdit pas son expression.
Ce n’est que beaucoup plus tard qu’apparait la monogamie. D’abord en Chine, comme une contrainte matérielle pour les hommes du peuple. Ensuite comme une apparence légale pour les Grecs ou les Romains. Puis comme une exigence morale pour le christianisme, qui est le premier à vouloir l’imposer pour que l’égalité entre les êtres, née de leur égalité devant Dieu, se traduise aussi dans leur égalité face à la sexualité, pour éviter la source de violence qu’implique la recherche de femmes et que l’homme ne disperse l’amour qu’il doit à Dieu vers un autre être humain. Jusqu’au XVIIe siècle, aucun monarque, aucun seigneur, aucun puissant, aussi limitée que soit sa puissance, n’accepte de rester monogame, même si la brièveté de la vie limite considérablement la durée des amours : rares sont les enfants qui vivent plus de 5 ans avec leurs deux parents.
L’amour apparait en Occident tout au moins, avec l’amour courtois, au XIe siècle, en se distinguant de la reproduction biologique, du plaisir sexuel, et de la reproduction sociale. Il unit alors le chevalier avec la femme de son seigneur, chacun d’eux étant engagé par un serment de fidélité et de loyauté à l’égard de leur maître commun. Et l’Europe ne fait là que retrouver les accents lyriques que connaissait déjà très bien la littérature d’Asie et d’Arabie.
Puis la sexualité et la reproduction biologique commencent à se distinguer avec les premières formes de contraception : on peut vouloir faire l’amour sans avoir des enfants. Mais l’amour comme la sexualité et la reproduction biologique, reste soumis aux règles de la reproduction sociale. Ce n’est qu’au XVIe siècle qu’on commence à envisager comme possibles les « mésalliances », c’est-à-dire le mariage d’amour. Il ne devient toutefois réellement possible qu’à la toute fin du XVIIIe siècle.
Etrange ironie : le mariage d’amour, forme réellement libre de la monogamie voulue par l’Eglise, ne s’installe vraiment qu’au moment où celle-ci perd son influence sur la reproduction sociale. Et au moment où il s’installe, il ne peut qu’être précaire, fragile, provisoire, comme l’amour lui-même.
A l’avenir les gens qui choisiront le modèle de l’amour multiple, de la polyunion, de la polyfidélité ne constitueront qu’une pointe avancée de l’humanité. Une humanité qui continuera à pratiquer le mariage forcé des enfants, en particulier des fillettes, la polygynie, l’excision, l’assassinat des femmes par leurs maris et des veuves par leurs oncles : une femme sur trois dans le monde est mariée avant l’âge de 18 ans. 45 pays reconnaissent encore la polygamie.
On n’en est plus très loin : on sait faire vivre l’embryon dans une machine pendant les premières semaines et les derniers mois de la grossesse. Il ne reste à régler que le problème de 4 à 5 mois de gestation. Cela sera souhaité à la fois par des femmes qui voudront vivre comme des hommes, sans être pénalisées dans leur carrière par les contraintes de la maternité. Et par des hommes qui voudront couper le lien avec leur descendance, pour ne pas avoir à en prendre la charge. De plus cela permettra de faire naitre des enfants hors des voies naturelles, qui limitent la taille du cerveau, si essentielle aujourd’hui à la survie de l’espèce.
Si l’évolution va aussi loin, si l’on pousse le narcissisme jusqu’au bout, l’être humain finira hermaphrodite, capable de s’aimer lui-même et de se reproduire lui-même. On entrera dans une société où les enfants seront les maitres. Ils auront un domicile fixe et ce sont les parents qui y viendront alternativement.
Si on ne veut pas aller vers cette évolution, il faudrait laisser triompher l’amour sur la technique. Alors tout redevient possible. Car rien n’est plus audacieux, plus inventif, qu’un humain amoureux.